Le Péché de monsieur Antoine

George Sand – 1845

Le Péché de monsieur Antoine est le roman du triomphe et de l’amour et des idées socialistes, prenant pour personnage principal Émile Cardonnet, jeune bourgeois n’aspirant qu’à fonder une commune agricole, s’opposant à son père, riche industriel entreprenant de construire une usine pour maîtriser les flots de la Gargilesse.

— […] Vous ne vouliez pas que je fusse artiste et poète : peut‐être aviez‐vous raison ; mais j’aurais pu être naturaliste, tout au moins agriculteur, et vous m’en avez empêché. […]

Mes idées sur la société s’accordaient avec le rêve de cet avenir. Je vous demandais de m’envoyer étudier dans quelque ferme‐modèle. J’aurais été heureux de me faire paysan, de travailler d’esprit et de corps, d’être en contact perpétuel avec les hommes et les choses de la nature. Je me serais instruit avec ardeur, j’aurais creusé plus avant que d’autres peut‐être le champ des découvertes ! Et, un jour, sur quelque lande déserte et nue transformée par mes soins, j’aurais fondé une colonie d’hommes libres, vivant en frères et m’aimant comme un frère.

George Sand, Le Péché de monsieur Antoine.

En chemin pour Gargilesse, Émile rencontre le comte Antoine de Châteaubrun, noble déchu, vivant chichement dans les restes de son château, partageant également sa table avec son frère de lait Jean Jappeloup, un homme du peuple en délicatesse avec les autorités, auprès de qui il avait eu à s’embaucher comme charpentier, et avec Janille, sa servante qui a élevé Gilberte de Châteaubrun comme sa fille. C’est de la jeune Gilberte, belle bien évidemment, mais aussi instruite, avide de lectures, qu’Émile va s’éprendre. Enfin, il faut compter avec le marquis de Boisguilbault, communiste comme il le dit lui même, imprégné d’une vieille rancœur l’ayant éloigné de son ami le comte et vivant depuis reclus en son domaine.

George Sand écrit et publie (sous forme de feuilleton) Le Péché de monsieur Antoine dans la seconde moitié de l’année 1845.
Au cours de l’année précédente, l’auteure propose à son ami et « inspirateur » Pierre Leroux d’installer à Boussac son imprimerie.

M’en voulez‐vous, mon cher monsieur Guillon, de vous avoir montré la crinière d’un vieux lion ? c’est qu’il faut bien que je vous le dise, George Sand n’est qu’un pâle reflet de Pierre Leroux, un disciple fanatique du même idéal, mais un disciple muet et ravi devant sa parole, toujours prêt à jeter au feu toutes ses œuvres, pour écrire, parler, penser, prier et agir sous son inspiration. Je ne suis que le vulgarisateur à la plume diligente et au cœur impressionnable, qui cherche à traduire dans des romans la philosophie du maître. Ôtez‐vous donc de l’esprit que je suis un grand talent. Je ne suis rien du tout, qu’un croyant docile et pénétré.

George Sand, lettre à M. F. Guillon, le 14 février 1844.

Dans ce « désert et montagne aride », Pierre Leroux est vite rejoint par sa famille, ses proches et des disciples de ses théories ; les maigres bénéfices de cette imprimerie où chaque ouvrier gagne le même salaire sont investis dans une exploitation agricole où Pierre Leroux expérimente pour la première fois sa théorie du Circulus (terme qui apparaît d’ailleurs sur sa pierre tombale : « Doctrine de l’Humanité – Solidarité – Triade – Circulus »).

Est‐ce, en effet, qu’avec toutes vos richesses vous produisez quelque chose ? non, c’est la Nature qui produit tout ; et quand vous pénétrez au fond de vos moyens de produire, l’industrie vous renvoie à l’agriculture, et celle‐ci à vos fumiers. La Nature a établi un circulus entre la production et la consommation. Nous ne créons rien, nous n’anéantissons rien ; nous opérons des changements. Avec des graines, de l’air, de la terre, de l’eau, et des fumiers, nous produisons des matières alimentaires pour nous nourrir ; et, en nous nourrissant, nous les convertissons en gaz et en fumiers qui en produisent d’autres : c’est là ce que nous appelons consommer. La consommation est le but de la production, mais elle en est aussi la cause.

Pierre Leroux, Revue sociale ou Solution pacifique du problème du prolétariat, n° 6, mars 1846.

Après une heure de marche...

Après une heure de marche, toujours perdu dans ses pensées, il vit le sentier se resserrer, s’enfoncer dans des buissons, puis disparaître sous ses pieds. Il leva les yeux, et vit devant lui, au‐delà de précipices et de ravins profonds, les ruines de Crozant s’élever en flèche aiguë sur des cimes étrangement déchiquetées, et parsemées sur un espace qu’on peut à peine embrasser d’un seul coup d’œil.

[…]

Rien ne convenait mieux à l’état de son âme que …

Le jour gris et sombre...

Le jour gris et sombre qui se levait lui permit enfin de voir par sa fenêtre l’ensemble du château.

Ce n’était littéralement qu’un amas de ruines, vestiges encore grandioses d’une demeure seigneuriale, bâtie à diverses époques. Le préau, rempli d’herbes touffues où le peu de mouvement d’une famille réduite au strict nécessaire avait tracé seulement deux ou trois petits sentiers pour circuler de la grande tour à la petite, et du puits à la porte principale…

Tout à coup...

Tout à coup un mugissement semblable au roulement prolongé du tonnerre se fit entendre, arrivant de leur côté avec une rapidité extrême. Émile, se trompant sur la cause de ce bruit, regarda le ciel qui était serein au‐dessus de sa tête : mais l’enfant devint pâle comme la mort : « La dribe ! s’écria-t-il, la dribe ! sauvons nous, monsieur ! ».

Ils traversèrent l’île au galop ; mais avant qu’ils fussent sortis de la saulée, des flots d’une eau jaunâtre et c…