Tout à coup…

George Sand | Le Péché de monsieur Antoine (1845)

Tout à coup un mugissement semblable au roulement prolongé du tonnerre se fit entendre, arrivant de leur côté avec une rapidité extrême. Émile, se trompant sur la cause de ce bruit, regarda le ciel qui était serein au‐dessus de sa tête : mais l’enfant devint pâle comme la mort : « La dribe ! s’écria-t-il, la dribe ! sauvons nous, monsieur ! ».

Ils traversèrent l’île au galop ; mais avant qu’ils fussent sortis de la saulée, des flots d’une eau jaunâtre et couverte d’écume, vinrent à leur rencontre, et leurs chevaux en avaient déjà jusqu’au poitrail, lorsqu’ils se trouvèrent en face du torrent gonflé qui se répandait avec fureur sur les terrains environnants.
Émile voulait tenter le passage ; mais son guide s’attachant après lui : « Non, monsieur, non, s’écria-t-il, il est trop tard. Voyez la force du torrent, et les poutres qu’il charrie ! Il n’y a ni homme ni bête qui puisse s’en sauver. Laissons les chevals, monsieur, laissons les chevals, peut‐être qu’ils auront l’esprit d’en sortir ; mais c’est trop risquer pour des chrétiens. Tenez, au diable ! voilà la passerelle emportée ! Faites comme moi, monsieur, faites comme moi, ou vous êtes mort ! »

Et Charasson, qui avait déjà de l’eau jusqu’aux épaules, se mit à grimper lestement sur un arbre. Émile voyant à la fureur du torrent qui grossissait d’un pied à chaque seconde, que le courage allait devenir folie, et songeant à sa mère, se décida à suivre l’exemple du petit paysan.

« Pas celui‐là, monsieur, pas celui‐là ! cria l’enfant en lui voyant escalader un tremble. C’est trop faible, ça sera emporté comme une paille. Venez auprès de moi, pour l’amour du bon Dieu, attrapez‐vous à mon arbre ! »

Émile reconnaissant la justesse des observations de Sylvain, qui, au milieu de son épouvante, ne perdait ni sa présence d’esprit, ni le bon désir de sauver son prochain, courut au vieux chêne que l’enfant tenait embrassé, et parvint bientôt à se placer non loin de lui sur une forte branche, à quelques pieds au‐dessus de l’eau. Mais il leur fallut bientôt céder ce poste à l’élément irrité qui montait toujours ; et, montant de leur côté de branche en branche, ils réussirent à s’en préserver.

Lorsque l’inondation eut atteint son dernier degré d’intensité, Émile était placé assez haut sur l’arbre qui lui servait de refuge pour voir ce qui se passait dans la vallée. Il se cachait le plus possible dans le feuillage pour n’être pas reconnu de l’habitation, et faisait taire Sylvain qui voulait appeler au secours ; car il craignait de mettre ses parents, et surtout sa mère, dans des transes mortelles, s’ils eussent été avertis de sa présence et de sa situation. Il put apercevoir son père qui, examinant toujours les effets de la dribe, se retirait lentement à mesure que l’eau montait dans son jardin et envahissait toute l’usine. Il semblait céder à regret la place à ce fléau qu’il avait méprisé et qu’il affectait de mépriser encore. Enfin, on le vit distinctement aux fenêtres de sa maison avec madame Cardonnet, tandis que les ouvriers épars s’étaient enfuis sur la hauteur, abandonnant leurs vestes et les instruments de leur travail dans la vase. Quelques‐uns, surpris par ce déluge aux premiers étages de l’usine, étaient montés à la hâte sur les toits, et si les plus avisés se réjouissaient intérieurement de gagner à ce désastre la prolongation de leurs travaux lucratifs, la plupart s’abandonnaient à un sentiment naturel de consternation en voyant le résultat de leurs fatigues perdu ou compromis.

Les pierres, les murs fraîchement crépis, les solives récemment taillées, tout ce qui n’offrait pas une grande résistance flottait au hasard au milieu des tourbillons d’écume ; les ponts à peine terminés s’écroulaient séparés des chaussées encore fraîches qui ne pouvaient plus les soutenir ; le jardin était à moitié envahi, et l’on voyait les vitrages de la serre, les caisses de fleurs et les brouettes de jardinier voguer rapidement et fuir à travers les arbres.

George Sand, Le Péché de monsieur Antoine, Bibliothèque électronique du Québec, p.98–102.

Après y avoir passé la nuit, Émile quitte Châteaubrun pour Gargilesse ; au moment de traverser la Gargilesse, pour retrouver son père tout au chantier de son usine sur la rive opposée, Émile et son guide sont pris par la dribe tant redoutée.

— La dribe, c’est donc la crue de l’eau ? demanda Émile, qui commençait à comprendre le mot déribe, dérive.

George Sand, Le Péché de monsieur Antoine.

La crue, terrible, laisse derrière elle un paysage de désolation mais monsieur Cardonnet s’obstine, faisant peu de cas des avertissements reçus préalablement à son installation.

«— Il suffira, dit‐il, éludant ma question, que vous répondiez à tout ce que je vous demanderai. Par exemple, quelle est, au maximum, la force de ce petit cours d’eau que nous venons de traverser, depuis ce même endroit jusqu’à son débouché dans la Creuse ? «— Elle est fort irrégulière ; vous venez de la voir au minimum ; mais ses crues sont fréquentes et terribles ; et si vous voulez voir le moulin principal, ancienne propriété de la communauté religieuse de Gargilesse, vous vous convaincrez des ravages de ce torrent, des continuelles avaries qu’éprouve cette pauvre vieille usine, et de la folie qu’il y aurait à faire là de grandes dépenses. «— Mais avec de grandes dépenses, monsieur, on enchaîne les forces déréglées de la nature ! Où la pauvre usine rustique succombe, l’usine solide et puissante triomphe !

George Sand, Le Péché de monsieur Antoine, Bibliothèque électronique du Québec, p.65.

« Maudit ruisseau, pensait‐il, en fixant malgré lui ses regards sur le torrent qui roulait fier et moqueur à ses pieds, quand donc renonceras‐tu à une lutte impossible ? Je saurai bien t’enchaîner et te contenir. Encore de la pierre, encore du fer, et tu couleras captif dans les limites que ma main veut te tracer. Oh ! je saurai régler ta force insensée, prévoir tes caprices, stimuler tes langueurs et briser tes colères. Le génie de l’homme doit rester ici vainqueur des aveugles révoltes de la nature. […] Non, non, torrent perfide, terreurs de femmes, pronostics menteurs des envieux, vous ne m’intimiderez pas, vous ne me ferez pas renoncer à mon œuvre, quand j’y ai fait tant de sacrifices, quand la sueur de tant d’hommes a déjà coulé en vain, quand mon cerveau a déjà dépensé tant d’efforts et mon intelligence enfanté tant de prodiges ! Ou cette eau roulera mon cadavre dans la fange, ou elle portera docilement les trésors de mon industrie ! »

George Sand, Le Péché de monsieur Antoine, Bibliothèque électronique du Québec, p.264–265.