23 septembre, La Tarde

George Sand | Journal d’un voyageur pendant la guerre (1871)

23 septembre.

Un soleil ardent traversant un air froid : ceci ressemble au printemps du Midi ; mais la sécheresse des plantes nous rappelle que nous sommes au pays de la soif. On a grand‐peine ici à se procurer de l’eau, et elle n’est pas claire ; une pauvre petite source hors du village alimente comme elle peut bêtes et gens. Les rivières ne coulent plus. On nous a menés aujourd’hui voir le gouffre de la Tarde. La Tarde est un torrent qui forme aux plateaux que nous traversons une ceinture infranchissable en hiver ; il est enfoui dans d’étroites gorges granitiques qui se bifurquent ou se croisent en labyrinthe, et il y roule une masse d’eau d’une violence extrême. Le gouffre, où nous sommes descendus, offre encore un profond réservoir d’eau morte sous les roches qui surplombent. Le poisson s’y est réfugié. A deux pas plus loin, la Tarde disparaît et reparaît de place en place ; elle semble revivre, marcher avec le vent qui la plisse, mais elle s’arrête et se perd toujours. En mille endroits, on passe la furieuse à pied sec, sur des entassements de roches brisées ou roulées qui attestent sa puissance évanouie. Rien n’est plus triste que cette eau dormante, enchaînée, trouble et morne, qui a conservé à ses rives escarpées un peu de fraîcheur printanière, mais qui semble leur dire :
« Buvez encore aujourd’hui, demain je ne serai plus. »

J’avais un peu oublié nos peines. Il y avait de ces recoins charmants où quelques fleurettes vous sourient encore et où l’on rêve de passer tout seul un jour de farniente, sans souvenir de la veille, sans appréhension du lendemain. En face, un formidable mur de granit couronné d’arbres et brodé de buissons ; derrière soi, une pente herbeuse rapide, plantée de beaux noyers ; à droite et à gauche, un chaos de blocs dans le lit du torrent ; sous les pieds, on a cet abîme où, à la saison des pluies, deux courants refoulés se rencontrent et se battent à grand bruit, mais où maintenant plane un silence absolu. Un vol de libellules effleure l’eau captive et semble se rire de sa détresse. Une chèvre tond le buisson de la muraille à pic ; par où est‐elle venue, par où s’en ira‐t‐elle ? Elle n’y songe pas ; elle vous regarde, étonnée de votre étonnement. Je contemplais la chèvre, je suivais le vol des demoiselles, je cueillais des scabieuses lilas ; quelqu’un dit près de moi :

— Voilà une retraite assez bien fortifiée contre les Prussiens !

Tout s’évanouit, la nature disparaît. Plus de contemplation. On se reproche de s’être amusé un instant. On n’a pas le droit d’oublier. Va‑t’en, poésie, tu n’es bonne à rien !

George Sand, Journal d’un voyageur pendant la guerre, Bibliothèque électronique du Québec, p.19–21.

De Saint‐Loup, George Sand est conduite sur la Tardes, rivière qui « disparaît et reparaît de place en place », mais qui le doit sans doute moins à la géologie qu’aux circonstances exceptionnelles de cet été 1870.

En effet, s’il est celui, bien évidemment, du déclenchement de la guerre franco‐prussienne, il apparaît également comme étant exceptionnel de par la canicule et la sécheresse qui le marquent, comme le note George Sand, en ouverture de ce Journal, le 15 septembre depuis Nohant :

[…] un été que je n’ai jamais vu, que je ne croyais pas possible dans nos climats tempérés : des journées où le thermomètre à l’ombre montait à 45 degrés, plus un brin d’herbe, plus une fleur au 1er juillet, les arbres jaunis perdant leurs feuilles, la terre fendue s’ouvrant comme pour nous ensevelir, l’effroi de manquer d’eau d’un jour à l’autre, l’effroi des maladies et de la misère pour tout ce pauvre monde découragé de demander à la terre ce qu’elle refusait obstinément à son travail, la consternation de sa fauchaison à peu près nulle, la consternation de sa moisson misérable, terrible sous cette chaleur d’Afrique qui prenait un aspect de fin du monde !

Mais la canicule et la sécheresse perdurent ; George Sand note encore le 20 septembre :

La chaleur est écrasante, la sécheresse va recommencer ; elle n’a pas cessé ici, dans ce pays granitique, littéralement cuit.

George Sand, Journal d’un voyageur pendant la guerre.

Au mois de juillet 1870, Jules Claretie notait déjà l’aspect exceptionnel des températures et de la sécheresse, et évoquait les conséquences de telles conditions climatiques :

Au début de ce mois de juillet 1870, ce n’était pas la guerre qui préoccupait les esprits. La guerre ! Au 4 juillet, on n’y pensait pas. Personne n’y pensait. Douze jours après on y était jeté jusqu’au coup, dans le sang. La question du soleil et de la sécheresse prime à l’heure qu’il est toutes les questions du monde, disais‐je alors. La France est transformée en un Sahara immense où les oasis sont rares. Les prairies, brûlées, ressemblent à des tapis usés et roussis par le temps ; les feuilles des arbres, jaunies par la chaleur, ont les couleurs rouillées que leur donne habituellement l’automne. Les paysans s’inquiètent, interrogent le ciel, questionnent le vent et soupirent. Pas une goutte d’eau. Ils sont comme sœur Anne, ils ne voient rien venir. Cette température excessive, qui nous donne un été farouche, nous promet un hiver redoutable. Les bestiaux maigrissent. On les laisse pâturer, chercher dans les prés sans herbes [sic] une nourriture qu’ils ne trouvent pas. Leurs os se dessinent sous leur peau tendue. Çà et là, les laboureurs sont forcés d’abandonner leurs bœufs ou leurs vaches qu’ils ne peuvent plus nourrir.

Jules Claretie, Journées de vacances, E. Dentu, 1886, p.382.