Journal d’un voyageur pendant la guerre

George Sand – 1871

Alors que la guerre contre la Prusse fait rage, que « des milliers d’hommes viennent de joncher les champs de bataille de leurs cadavres mutilés », George Sand, du 15 septembre 1870 au 10 février 1871, note ses impressions, ses inquiétudes, ses réflexions politiques, fait le récit de ses visites, raconte les difficultés de l’information, la propagation des rumeurs et des peurs (on voit des espions partout), les répercussions des mouvements de troupes dans les campagnes…

Le 10 février 1871, au moment de clore son journal, George Sand revient sur ce qui a animé son écriture :

À présent que les communications régulières sont rétablies ou vont l’être, je n’ai plus besoin de mes propres impressions pour vivre de la vie générale. Je cesserai donc ce journal, qui devient inutile à moi et à ceux de mes amis qui le liront avec quelque intérêt. Dans l’isolement plus ou moins complet où la guerre a tenu beaucoup de provinces, il n’était pas hors de propos de résumer chaque jour en soi l’effet du contrecoup des événements extérieurs. […]

Je n’ai pas voulu faire une page d’histoire, je ne l’aurais pas pu ; mais toute émotion soulevée par l’émotion générale appartient quand même à l’histoire d’une époque. J’ai traversé cette tourmente comme dans un îlot à chaque instant menacé d’être englouti par le flot qui montait. J’ai jugé à travers le nuage et l’écume les faits qui me sont parvenus ; mais j’ai tâché de saisir l’esprit de la France dans ces convulsions d’agonie, et à présent je voudrais pouvoir lui toucher le cœur pour savoir si elle est morte.

George Sand, Journal d’un voyageur pendant la guerre.

Si George Sand vient en Creuse à cette période, ce n’est pas tant pour fuir la guerre que pour échapper à la maladie. Elle résidera ainsi quelques jours à Boussac, Saint‐Loup et Chambon‐sur‐Voueize.
Elle quittera la Creuse avant la mi‐octobre 1870, notant le 8 octobre :

Ce soir, je dis adieu de ma fenêtre au ravissant pays de Boussac et à ses bons habitants, qui m’ont paru, ceux que j’ai vus, distingués et sympathiques. J’ai passé trois semaines dans ce pays creusois, trois semaines des plus amères de ma vie, sous le coup d’événements qui me rappellent Waterloo, qui n’ont pas la grandeur de ce drame terrible, et qui paraissent plus effrayants encore.

George Sand, Journal d’un voyageur pendant la guerre.

23 septembre, La Tarde

23 septembre.

Un soleil ardent traversant un air froid : ceci ressemble au printemps du Midi ; mais la sécheresse des plantes nous rappelle que nous sommes au pays de la soif. On a grand‐peine ici à se procurer de l’eau, et elle n’est pas claire ; une pauvre petite source hors du village alimente comme elle peut bêtes et gens. Les rivières ne coulent plus. On nous a menés aujourd’hui voir le gouffre de la Tarde. La Tarde est un torrent qui forme aux plate…

25 septembre, Saint-Loup

25 septembre.

S… veut nous arracher à la tristesse ; il nous fait voir le pays. La région qui entoure Saint‐Loup n’est pas belle : les arbres, très nombreux, sont moitié plus petits et plus maigres que ceux du Berri, déjà plus petits de moitié que ceux de la Normandie. Ainsi on pourrait dire que la Creuse ne produit que des quarts d’arbres. Elle se rachète au point de vue du rapport par la quantité, et on appelle le territoire où nous sommes la Limagne d…

27 septembre, Chambon

27 au soir.

Nous avons été voir un vieil ami à Chambon. Cette petite ville, qui m’avait laissé de bons souvenirs, est toujours charmante par sa situation ; mais le progrès lui a ôté beaucoup de sa physionomie : on a exhaussé ou nivelé, suivant des besoins sanitaires bien entendus, le rivage de la Vouèze, ce torrent de montagne qui se répandait au hasard dans la ville. De là, beaucoup d’arbres abattus, beaucoup de lignes capricieuses brisées et rectifiées. …

28 septembre, Boussac

Ce vieux manoir des seigneurs de Boussac, occupé aujourd’hui par la sous‐préfecture et la gendarmerie, est un rude massif assez informe, très élevé, planté sur un bloc de roches vives presque à pic. La Petite‐Creuse coule au fond du ravin et s’enfonce à ma droite et à ma gauche dans des gorges étroites et profondes qui sont, avec leurs arbres mollement inclinés et leurs prairies sinueuses, de véritables Arcadies. En face, le ravin se relève en étages vaste…

3 octobre, La Dame à la licorne

Le grand feu qu’on avait allumé dans la soirée continue de brûler, et jette une vive lueur. J’en profite pour regarder à loisir les trois panneaux de tapisserie du XVe siècle qui sont classés dans les monuments historiques. La tradition prétend qu’ils ont décoré la tour de Bourganeuf durant la captivité de Zizime. M. Adolphe Joanne croit qu’ils représentent des épisodes du roman de la Dame à la licorne. C’est probable, car la licorne est là, non passante o…

3 octobre : Martin Nadaud

À neuf heures, on déjeune avec Nadaud, que Sigismond a été chercher dès sept heures au débarcadère de La Vaufranche. Je l’avais vu, il y a quelques années, lors d’un voyage qu’il fit en France. Il a vieilli, ses cheveux et sa barbe ont blanchi, mais il est encore robuste. C’est un ancien maçon, élevé comme tous les ouvriers, mais doué d’une remarquable intelligence. Doux, grave et ferme, exempt de toute mauvaise passion, il fut élu en 1848 à la Constituant…