Dans les montagnes de la Creuse…

George Sand | Jeanne (1844)

Dans les montagnes de la Creuse, en tirant vers le Bourbonnais et le pays de Combraille, au milieu du site le plus pauvre, le plus triste, le plus désert qui soit en France, le plus inconnu aux industriels et aux artistes, vous voudrez bien remarquer, si vous y passez jamais, une colline haute et nue, couronnée de quelques roches qui ne frapperaient guère votre attention, sans l’avertissement que je vais vous donner. Gravissez cette colline ; votre cheval vous portera, sans grand effort, jusqu’à son sommet ; et là, vous examinerez ces roches disposées dans un certain ordre mystérieux, et assises, par masses énormes, sur de moindres pierres où elles se tiennent depuis une trentaine de siècles dans un équilibre inaltérable. Une seule s’est laissée choir sous les coups des premières populations chrétiennes, ou sous l’effort du vent d’hiver qui gronde avec persistance autour de ces collines dépouillées de leurs antiques forêts. Les chênes prophétiques ont à jamais disparu de cette contrée, et les druidesses n’y trouveraient plus un rameau de gui sacré pour parer l’autel d’Hésus. Ces blocs posés comme des champignons gigantesques sur leur étroite base, ce sont les menhirs, les dolmens, les cromlechs des anciens Gaulois, vestiges de temples cyclopéens d’où le culte de la force semblait bannir par principe le culte du beau ; tables monstrueuses où les dieux barbares venaient se rassasier de chair humaine, et s’enivrer du sang des victimes ; autels effroyables où l’on égorgeait les prisonniers et les esclaves, pour apaiser de farouches divinités. Des cuvettes et des cannelures creusées dans les angles de ces blocs, semblent révéler leur abominable usage, et avoir servi à faire couler le sang. Il y a un groupe plus formidable que les autres, qui enferme une étroite enceinte. C’était peut‐être là le sanctuaire de l’oracle, la demeure mystérieuse du prêtre. Aujourd’hui ce n’est, au premier coup d’œil, qu’un jeu de la nature, un de ces refuges que la rencontre de quelques roches offre au voyageur ou au pâtre. De longues herbes ont recouvert la trace des antiques bûchers, les jolies fleurs sauvages des terrains de bruyères enveloppent le socle des funestes autels, et, à peu de distance, une petite fontaine froide comme la glace et d’un goût saumâtre, comme la plupart de celle du pays Marchois, se cache sous des buissons rongés par la dent des boucs. Ce lieu sinistre, sans grandeur, sans beauté, mais rempli d’un sentiment d’abandon et de désolation, on l’appelle les Pierres Jomâtres.

George Sand, Jeanne, Bibliothèque électronique du Québec, p.11–13.

Dans le prologue de Jeanne, George Sand nous invite à gravir le mont Barlot où sont posées les Pierres Jaumâtres, curiosité géologique de la Creuse qui ne manque de susciter les interrogations et les interprétations historiques, au même titre d’ailleurs que la Pierre aux neufs gradins dont parle Martin Nadaud au début de ses Mémoires de Léonard, ancien garçon maçon.

C’est en ce lieu que le destin de Jeanne se fige, suite à la généreuse plaisanterie des jeunes amis Guillaume de Boussac, Marsillat et sir Arthur : chacun glisse une pièce dans la main de la jeune et innocente bergère, qui, croyant avoir été visitée par les fades, fera la promesse de ne jamais se marier.

Dans Promenades autour d’un village (1857), George Sand ne fait que mentionner rapidement les Pierres Jaumâtres, s’excusant d’en avoir que beaucoup trop parlé dans un roman intitulé Jeanne.

À deux lieues de Boussac, à travers des sentiers de sable fin semé de rochers, et souvent perdus dans la bruyère, on arrive aux pierres Jomâtres, ou Jo‐math, comme disent nos savants, ou Jomares, comme disent les rustiques. C’est un véritable cromlech gaulois, dont j’ai peut‐être beaucoup trop parlé dans un roman intitulé Jeanne, mais que l’on peut toujours explorer avec intérêt, qu’on soit artiste ou savant. Le lieu est austère, découvert et imposant, sous un ciel vaste et jeté au sein d’une nature pâle et dépouillée qui a un grand cachet de solitude et de tristesse.

George Sand, Promenades autour d’un village, Bibliothèque électronique du Québec, p.243.