Un instant après j’arrivais à Pontarion à l’auberge du père Duphot où nous attendaient les camarades qui se dirigeaient avec nous vers Paris et ceux qui, en plus grand nombre, étaient venus nous accompagner ; là, on commença à vider des bouteilles de vin blanc, et les vieux qui restaient nous adressaient des paroles encourageantes et nous recommandaient, surtout d’avoir de la conduite et de garder toujours un bon souvenir du pays.

Arrivés au Marivet, petit village non loin de Pontarion, nous attendaient d’autres compagnons de route. Au‐dessus de Sardent nous nous engageâmes dans des chemins de traverse ; car, à ce moment, la route de Sardent à Guéret n’existait pas encore. Les sentiers que nous devions suivre étaient peu praticables vu l’abondance des pluies que nous avions eues la veille.Au-delà de St‐Christophe, nous entrâmes dans la forêt de Guéret, où les chemins boueux et ravinés par les eaux étaient encore plus mauvais ; en certains endroits, les branchilles des arbres nous barraient presque le passage ; en les secouant une pluie fine et froide nous tombait sur les épaules, ce qui était, on le devine, peu agréable.[…]

Vers 11 heures nous arrivâmes à Guéret un peu fatigués et éclopés, mais nous sentions le but, et nous allâmes déjeuner chez le père Gerbeau où mon père et plusieurs autres de nos compagnons de route étaient avantageusement connus.

De passage deux fois par an, les émigrants avaient leurs auberges attitrées et qu’ils changeaient bien rarement. Gerbeau était connu des maçons comme Napoléon de ses soldats ; il n’en passait pas un sans entrer chez lui, c’est parce qu’il ne nous écorchait pas trop tout en nous servant bien et à bon marché ; en outre, « il n’était pas chien » pour payer la goutte après le dîner.

Mon père, en me présentant à ce maître d’hôtel, lui dit : « Gerbeau, voilà un nouveau client », et au même instant il fit venir sa femme qui m’embrassa et me remplit mes poches de toute espèce de friandises. Dès lors je fus attaché à cette maison pour toujours, jamais il ne m’arriva de passer à Guéret sans entrer dans cette auberge. Ces relations furent si suivies, que plus tard lorsque j’eus placé ma fille dans la pension de Mme Baillet qui était en face de cet hôtel, Mlle Gerbeau devenue Madame Audoine ne manqua pas un jour de lui prodiguer les soins d’une bonne et affectueuse mère. En 1870, je devins préfet de la Creuse, Madame Audoine me faisait apporter à la préfecture tous mes repas au prix bien modique de 1 fr. 75 ; à sa mort j’éprouvai autant de chagrin que si elle eût appartenu à ma famille.

A ce premier départ de 1830, et avant de quitter l’hôtel Gerbeau nos compagnons de route versèrent chacun 10 fr. entre les mains de mon père ; le voilà trésorier de notre société jusqu’à Paris. Ses fonctions honorifiques consistaient à aller de l’avant sur la route pour faire préparer nos repas, choisir les plats, compter les bouteilles de vins et débattre le prix de la table. Ce choix lui imposait un plus grand devoir encore ; comme la route était suivie par de nombreux émigrants, chaque groupe choisissait un solide marcheur, dont la mission consistait à arriver le premier, le soir, à l’auberge afin de retenir des lits.

[…]

Nous arrivâmes à la nuit tombante à Genouillat, où mon père avait fait préparer le souper à l’auberge du boulanger Meillant ; mais en marchant de l’avant avec d’autres amis, ils s’aperçurent qu’il était venu par la route de Jarnages, un nombre considérable d’émigrants se rendant comme nous à Paris.

A table, mon père nous fit remarquer qu’il y allait de notre intérêt de hâter notre dîner et de poursuivre à deux lieues de là, à Bordesoulle, notre route, afin d’être le lendemain bien en avant du gros de la foule.

[…]

Enfin nous arrivâmes ; je me trouvais, à la chute de la journée, avoir fait quinze lieues, pour cette première étape. Accablé par la fatigue, un sommeil réparateur m’était plutôt nécessaire que le dîner qu’on allait nous faire servir. Notre auberge était connue pour être le rendez‐vous des rouliers et des muletiers ; les salles de cette maison étaient spacieuses et comportaient tout le nécessaire pour ces sortes de gens.

[…]

Nous entrâmes dans l’auberge et nous voilà dans une vaste cuisine où un bourdonnement semblable à celui d’une ménagerie se faisait entendre.

Dans la cheminée démesurément grande, rôtissaient d’énormes quartiers de viande que nous regardions tous d’un œil de convoitise. Mon étonnement, comme celui de mes jeunes compagnons était singulier ; il me semblait que nous ne pourrions plus nous reconnaître.

Nous allâmes nous asseoir au bout d’une très longue table placée à côté de deux autres qui réunissaient bon nombre de voyageurs. Comme nous avions soupé à Genouillat, la soif se faisait plutôt sentir que la faim ; mon père me fit prendre quelques gorgées de vin chaud que je bus avec peine, tant la fatigue de cette première journée m’avait accablé.

Le repos était nécessaire, on nous conduisit par un petit escalier et nous vîmes alors les grabats qui nous étaient destinés ; mon père m’aida à retirer mes souliers et mes bas, et quelle ne fut pas sa surprise, de voir mes pieds déchirés et en sang ; il les graissa, les entortilla avec quelques menues toiles, puis nous nous couchâmes non sur des lits, mais sur des balles de son et de paille hachée par l’usure et naturellement pleine de vermine.

En ouvrant les draps, on vit qu’ils étaient noirs comme de la suie et portaient en outre différentes marques de malpropreté. Tel était alors le sans‐gêne des aubergistes sur toute notre route. Au moment du passage des émigrants, vers le milieu de novembre, on mettait des draps blancs qui devaient servir, jusque vers le milieu de mars, à moins qu’ils ne fussent pas trop sales ou déchirés ; voilà lorsqu’il s’agissait du passage des maçons, comment on observait les lois de l’hygiène.

[…]

Au moment du départ, on but du vin blanc ; tout le monde était prêt et le sac au dos ; pendant les premières heures, point de traînards, la route était bonne et la gaîté continuait. Arrivés à Nouhant où se trouvait la belle habitation de Mme Georges Sand, nous nous lançâmes dans les plaines de St‐Chartier ; il fallut suivre de bien mauvais chemins, effondrés par les chariots, et remplis de petites mares ou de grosses pierres. Cette marche était d’autant plus pénible, que, de temps à autre, nous nous enfoncions dans l’eau et dans la boue jusqu’à la cheville ; l’eau clapotait dans nos souliers, ce qui ne contribuait pas peu à nous rendre cette traversée très désagréable.

Martin Nadaud, Mémoires de Léonard, ancien garçon maçon, Bourganeuf, A. Duboueix, imprimeur‐libraire, 1895, p.28–33 (disponible sur Gallica)

Dans ce long extrait, Martin Nadaud décrit son premier départ pour Paris, en 1830, pour y exercer le métier de maçon, comme son père. Il évoque le chemin emprunté, la dureté et les difficultés de ce voyage, l’organisation au sein de ce convoi, les étapes et les terribles conditions d’hygiène qui régnaient dans les auberges.

Plus loin dans ses Mémoires de Léonard, ancien garçon maçon (p.94), Martin Nadaud évoque les rivalités entre émigrants creusois :

Parmi nous, Creusois, il y avait de petits clans, de mesquines rivalités de cantons et même de communes. On avait baptisé du nom de Brulas, les ouvriers qui étaient originaires des environs de la Souterraine, du Grand‐Bourg et de Dun, et de Bigaros, ceux qui venaient du voisinage de Vallière, Saint‐Sulpice‐les‐Champs, St‐Georges et Pontarion.