C’est cette même année 1836

Martin Nadaud | Mémoires de Léonard, ancien garçon maçon (1895)

C’est cette même année 1836, que je commençai à me faire des amis politiques dans notre ville de Bourganeuf. Émile de Girardin, notre député, venait de tuer en duel, Armand Carel. On le faisait passer pour un bâtard de Louis‐Philippe.

Grâce à la crânerie de son caractère, il s’était formé autour de lui un petit clan d’ambitieux et d’intrigants qui s’imaginaient qu’avec un protecteur pareil, ayant la main si longue, tous leurs désirs devaient s’accomplir. Mais la domination de cet homme de courage et de talent qui fut aussi sincère dans ses amitiés que tenace dans ses haines n’en fut pas moins un événement plus heureux que malheureux pour nos localités. Les anciens bourgeois de notre arrondissement, sorte de vieux chevaux de manège, habitués à la servitude politique et à une obéissance passive, sous n’importe quel gouvernement, trouvèrent dans Girardin, un homme de taille à les effacer et à les dominer. Ce furent ces premières luttes politiques qui ouvrirent dans notre arrondissement la voie du progrès, et firent naître chez beaucoup le désir d’agir en hommes indépendants et libres.

Martin Nadaud, Mémoires de Léonard, ancien garçon maçon, Bourganeuf, A. Duboueix, imprimeur‐libraire, 1895, p.140 (disponible sur Gallica)

Martin Nadaud s’intéresse très tôt à la politique et plus particulièrement aux idées socialistes, bien avant d’être investi d’un quelconque mandat.

Ici, il nous présente Émile de Girardin, homme de tempérament, qui, élu député de la Creuse en 1834, a permis aux idées progressistes de pénétrer cet arrondissement de Bourganeuf. Émile de Girardin nous est sans doute plus largement connu comme patron de presse, fondateur notamment du journal La Presse, quotidien bon marché du fait de l’insertion de publicités et dans lequel apparaissent les premiers romans‐feuilletons. C’est d’ailleurs la naissance de ce journal qui pousse Armand Carrel et Émile de Girardin à se défier en duel, comme nous l’explique le Dictionnaire des parlementaires français (1789–1889) établi sous la direction d’Adolphe Robert et de Gaston Cougny (et repris sur le site de l’Assemblée nationale) :

La fiévreuse activité de M. de Girardin trouva bientôt un autre aliment. Le mauvais succès de ses dernières entreprises, l’attitude hostile de ses collègues de la Chambre et de ses confrères de la presse le mirent dans la nécessité de se forger contre eux une arme redoutable : cette arme fut la Presse, organe de la politique conservatrice, et dont le premier numéro parut le 1er juillet 1836. La Presse fit une révolution dans le journalisme. Diminuer le prix des grands journaux quotidiens, accroître leur clientèle par l’appât du bon marché et couvrir les pertes résultant du bas prix de l’abonnement par l’augmentation du tribut qu’allaient payer à une publicité, devenue plus considérable, toutes les industries qui se font recommander à prix d’argent, tel était le plan dont M. de Girardin poursuivait l’exécution. Par ce moyen il se vantait d’appeler à la vie publique un grand nombre de citoyens qu’en avait éloignés longtemps le prix élevé des journaux ; mais les polémistes démocrates ne manquèrent pas de faire observer que le résultat le plus certain du système inauguré était de rendre plus large la part faite jusque‐là aux avis menteurs, aux recommandations banales, et cela aux dépens de la place que réclament la philosophie, l’histoire, les arts, la littérature : on se proposait de changer en un trafic vulgaire, ce qui était à leurs yeux une magistrature et presque un sacerdoce. Au surplus, la Presse, dont l’abonnement fut fixé au prix, fabuleux alors de bon marché, de 40 francs, menaçait dans leur prospérité ou dans leur existence la plupart des feuilles en possession de la faveur du public : il y eut contre M. de Girardin un tollé général. Le Bon Sens figura à la tête de ce mouvement. Bientôt Armand Carrel ne crut pas devoir rester spectateur impassible d’une querelle commencée par un journal de son parti ; et, le 20 juillet 1836, il publia dans le National quelques lignes dans lesquelles il déclarait approuver les critiques du Bon Sens. M. de Girardin répondit par un article qui semblait jeter des doutes sur la loyauté du rédacteur en chef du National et annonçait en termes généraux des attaques ultérieures. Alors Carrel n’hésita pas. Accompagné de M. Adolphe Thibaudeau, il se rendit en toute hâte chez M. de Girardin, décidé à obtenir, ou une explication publique ou une réparation par les armes. Il y eut entre eux un assez vif échange de paroles ; puis l’arrivée d’un ami de M. de Girardin, M. Lautour‐Mézeray, vint donner à la discussion un tour plus conciliant, et il fut enfin convenu que quelques mots d’explication seraient publiés dans l’un et l’autre journal. La querelle paraissait presque éteinte : un incident la ralluma. M. de Girardin demandait que la publication de la note eût lieu simultanément dans les deux journaux. Carrel voulait, au contraire, qu’elle eût lieu d’abord dans la Presse ; mais il rencontra sur ce point une opposition persistante. Alors, blessé au vif, il se leva et dit : « Je suis l’offensé, je choisis le pistolet. » Le soir, la discussion se ranima outre MM. Ambert et Thibaudeau, amis de Carrel, Lautour‐Mézeray et Gaillard de Villeneuve, représentants de M. de Girardin. On ne put s’entendre. Ce fut le vendredi 22 juillet, de grand matin, qu’Armand Carrel et M. de Girardin se retrouvèrent en présence dans le bois de Vincennes. Pendant qu’on chargeait les deux pistolets, Carrel dit à M. de Girardin :

« Si le sort m’est contraire, monsieur, et que vous fassiez ma biographie, elle sera honorable, n’est-ce pas, c’est-à-dire vraie ?

– Oui, monsieur », répondit celui‐ci.

Les témoins avaient mesuré une distance de quarante pas, on devait s’approcher jusqu’à une distance de vingt. Armand Carrel s’avança aussitôt, présentant à la balle de l’adversaire toute la largeur de son corps. M. de Girardin avait fait quelques pas. Les deux coups étant partis presque en même temps, on vit les deux adversaires tomber blessés tous les deux, l’un à la jambe, l’autre dans l’aine. La blessure de Carrel était la plus profonde, la plus dangereuse, la balle ayant froissé les intestins. En passant à côté de M. de Girardin, il lui demanda s’il souffrait ; il était en proie lui‐même à de vives douleurs et il se sentait perdu. Transporté à Saint‐Mandé chez un de ses anciens camarades de l’Ecole militaire, son état prit, dans la nuit du 23 au 24 juillet, le caractère le plus alarmant, et il succomba après quelques heures d’agonie. Ce duel était le quatrième de M. de Girardin ; il fut son dernier. Mais il mit le comble à la fureur de ses ennemis politiques, qui l’accusèrent de n’avoir vu dans une rencontre dont on devait tant parler, qu’une affaire de bruit, qu’une manière de spéculation.