Dans le Bas‐Limoges…

Honoré de Balzac | Le Curé de village (1839)

Dans le Bas‐Limoges, au coin de la rue de la Vieille‐Poste et de la rue de la Cité, se trouvait, il y a trente ans, une de ces boutiques auxquelles il semble que rien n’ait été changé depuis le moyen âge. De grandes dalles cassées en mille endroits, posées sur le sol qui se montrait humide par places, auraient fait tomber quiconque n’eût pas observé les creux et les élévations de ce singulier carrelage. Les murs poudreux laissaient voir une bizarre mosaïque de bois, et de briques, de pierres et de fer tassés avec une solidité due au temps, peut‐être au hasard. Le plancher, composé de poutres colossales, pliait depuis plus de cent ans sans rompre sous le poids des étages supérieurs. Bâtis en colombage, ces étages étaient à l’extérieur couverts en ardoises clouées de manière à dessiner des figures géométriques, et conservaient une image naïve des constructions bourgeoises du vieux temps. Aucune des croisées encadrées de bois, jadis brodées de sculptures aujourd’hui détruites par les intempéries de l’atmosphère, ne se tenait d’aplomb : les unes donnaient du nez, les autres rentraient, quelques‐unes voulaient se disjoindre ; toutes avaient du terreau apporté on ne sait comment dans les fentes creusées par la pluie, et d’où s’élançaient au printemps quelques fleurs légères, de timides plantes grimpantes, des herbes grêles. La mousse veloutait les toits et les appuis. Le pilier du coin, quoiqu’en maçonnerie composite, c’est-à-dire de pierres mêlées de briques et de cailloux, effrayait le regard par sa courbure ; il paraissait devoir céder quelque jour sous le poids de la maison dont le pignon surplombait d’environ un demi‐pied. Aussi l’autorité municipale et la grande voirie firent‐elles abattre cette maison après l’avoir achetée, afin d’élargir le carrefour. Ce pilier, situé à l’angle des deux rues, se recommandait aux amateurs d’antiquités limousines par une jolie niche sculptée où se voyait une vierge, mutilée pendant la Révolution. Les bourgeois à prétentions archéologiques y remarquaient les traces de la marge en pierre destinée à recevoir les chandeliers où la piété publique allumait des cierges, mettait ses ex‐voto et des fleurs.

Honoré de Balzac, Le Curé de village, Bibliothèque électronique du Québec, p.8.

Au tout début du Curé de village, Balzac nous introduit les Sauviat, couples d’Auvergnats ferrailleurs près de leurs sous en commençant par leur intérieur, boutique sombre, sale, pas entretenue ; cette masure a été inspirée à l’auteur par une maison bel et bien existante à Limoges et qu’il découvrit lors de sa première venue en 1832.

Nous avons laissé Balzac à Limoges où, sous la conduite de M. Rémi Nivet fils, il visita rapidement la ville. Pour qui connaît la religiosité de l’auteur de la Comédie humaine, l’itinéraire de cette courte promenade, qui eut lieu entre le déjeuner et l’heure du départ de la malle‐poste de Lyon, est aisé à reconstituer. Par la rue du Collège et le faubourg Boucherie, le visiteur et son guide se dirigèrent vers la cathédrale. L’aspect extérieur du vieux monument, avec sa toiture en tuiles courbes, ses clochetons décapités, tel enfin que le montrent les gravures du temps, dut enthousiasmer médiocrement Balzac ; mais la beauté intérieure de l’édifice, l’élégance du superbe vaisseau dont les hautes colonnes s’élancent hardiment vers le ciel, rachetèrent certainement cette première impression. En traversant la rue et la place de la Cité, son attention avait été attirée par les curieuses maisons des des XIVe et XVe siècles aux larges portes en ogives, aux fenêtres dont les meneaux aujourd’hui brisés encadraient des vitraux très apparents il y a quelques années à peine. Balzac s’arrêta devant l’une de ces maisons située à l’angle des rues de la Cité et de la Vieille‐Poste et dont le rez‐de‐chaussée était occupé par la boutique d’un chaudronnier marchand de ferraille. Avec l’acuité de vision qui lui était particulière, il jugea que ce cadre était bien celui qui convenait à l’œuvre de fiction dont la genèse était vraisemblablement arrêtée dans son esprit, mais sans que le lieu de l’action et les détails en fussent déterminés. Dans ces pièces quasi obscures, derrière ce rideau de pierre se dérouleraient les scènes préliminaires du Curé de village, tandis que là‐bas, sur l’une des rives de la Vienne, près du vieux pont, s’accomplirait le crime qui formerait le pivot de l’action scénique.

Alfred Fray‐Fournier, Balzac à Limoges, p.7–8.

Mais la maison d’aujourd’hui est, à l’en croire, bien loin de sa grandeur d’antan…malgré les efforts faits lors des processions religieuses.

Cette maison avait évidemment appartenu jadis à des faiseurs d’haubergeons, à des armuriers, à des couteliers, à quelques maîtres dont le métier ne haïssait pas le plein air ; il était impossible d’y voir clair sans que les volets ferrés fussent enlevés sur chaque face où, de chaque côté du pilier, il y avait une porte, comme dans beaucoup de magasins situés au coin de deux rues.

Honoré de Balzac, Le Curé de village, Bibliothèque électronique du Québec, p.8.

La Vierge mutilée de leur pilier fut toujours, dès 1799, ornée de buis à Pâques. À la saison des fleurs, les passants la voyaient fêtée par des bouquets rafraîchis dans des cornets de verre bleu, surtout depuis la naissance de Véronique. Aux processions, les Sauviat tendaient soigneusement leur maison de draps chargés de fleurs, et contribuaient à l’ornement, à la construction du reposoir, l’orgueil de leur carrefour.

Honoré de Balzac, Le Curé de village, Bibliothèque électronique du Québec, p.19–20.

Bibliographie

Alfred Fray‐Fournier, Balzac à Limoges, Ducourtieux , 1898 (disponible sur la Bibliothèque numérique du Limousin).