Donc, que je te parle de Gargilesse

George Sand | Correspondance (1882)

Donc, que je te parle de Gargilesse. La Baronnette [le baromètre] nous a menti comme de coutume. Nous sommes partis par un brouillard noir et un verglas superbe, Manceau jurant que le soleil allait se montrer ; mais plus nous allions, plus le brouillard s’épaississait ; si bien que nous sommes arrivés à la descente du Pin, voyant tout juste à nous conduire. Mais, tout d’un coup, la Creuse, glacée et non glacée par endroits, cascadant et cabriolant à travers ses barrages de glace, et coulant au milieu, tandis que ses bords blancs étaient soudés aux rives, s’est montrée devant nous tout isolée du paysage, si bien que, si nous n’avions pas su ce que c’était, nous aurions cru voir un mur tout droit, de je ne sais quel marbre gris et blanc avec un mouvement fantastique.

Et puis un peu plus loin, sur le brouillard gris noir de la rivière, on voyait des bouffées de brouillard blanc, comme si le ciel, un ciel d’orage, était descendu sous l’horizon. C’était superbe en somme ça donnait l’idée de l’Écosse, vu qu’au milieu de tout cela apparaissaient des vallées, des petits coins de verdure et des maisons avec leurs feux allumés. Il faisait très doux. Henri [Henri Sylvain, cocher de George Sand] conduisait le cheval par la bride sur le chemin tout rayé de glace, et je m’endormais en rêvant que j’étais dans les Highlands. Arrivée à Gargilesse, je trouvai la maison chaude, propre, commode au possible, toute petite qu’elle est ; des lits excellents, des armoires, des toilettes, enfin toutes les aises possibles. La petite salle à manger de l’auberge est charmante, aussi propre qu’un cabinet de restaurant propre, bonne cuisine. On a des petites lanternes pour rentrer chez soi, et le village est beaucoup moins sale qu’une rue de Paris, pour les pieds.

[…] Le surlendemain, c’est-à-dire hier, même temps, promenade de cinq heures. Nous avons passé sur l’autre rive et suivi toutes les hauteurs, montant et descendant sans cesse. Nous avons escaladé les crêtes des rochers vis‐à‐vis de l’endroit où nous avions fait la friture au bord de l’eau. Là, il a fallu s’arrêter la Creuse a mangé le chemin.

Enfin, ce matin, nous sommes partis par un soleil magnifique et un temps assez froid. Somme toute, comme dit M. Letac [peintre décorateur], soleil ou non, hiver ou été, le pays est toujours ravissant. Il est même plus beau en hiver, plus vaste et mieux dessiné. Les silhouettes d’arbres et de rochers ont plus de sérieux, le village est plus pittoresque, les petites cascades glacées sont très amusantes.

George Sand, Correspondance, tome IV, Calmann Lévy, 1883, p.128–130.

Le 14 janvier 1858, de Nohant, George Sand écrit à son fils Maurice, son « cher Bouli ». S’inquiétant de son « diable de rhume », elle lui recommande de ne pas se faire « une vie et une santé à la Delacroix » avant de s’inquiéter de ce dernier et d’inviter son fils à aller le visiter.

Surtout, elle lui fait le récit de ses nombreuses excursions le long de la Creuse, vers Gargilesse et ses environs, au cours de courtes journées d’un hiver rude.

Bibliographie

George Sand, Carnets de voyages à Gargilesse, Christian Pirot, Saint‐Cyr‐sur‐Loire, 1991.