Il y a à peine cent ans…

Élie Berthet | Le Prieur des pénitents rouges (1839)

Il y a à peine cent ans que Limoges, dont l’ancienne physionomie s’est profondément altérée, présentait encore l’aspect d’une ville raboteuse et barbare du moyen âge. Son enceinte de murailles ruinées et de tours lézardées renfermait une masse compacte et bizarre d’édifices noirs, inégaux, délabrés, du milieu desquels s’élançaient une quarantaine de clochers et clochetons, dominés tous par le clocher géant de Saint‐Michel des Lions. Les maisons en bois laissaient voir sur leur façade les poutres croisées en X ; les lourdes toitures de tuiles courbes surplombaient les rues étroites, pavées de petites pierres aiguës, et interceptaient aux passants l’air et la lumière. Chaque angle de rue (et ils étaient nombreux), chaque carrefour, avait la niche de sa madone ou de son saint de prédilection. Les dimanches et les jours de fête, on pavoisait ces niches de vieilles tapisseries ; les statuettes grossièrement sculptées qu’elles contenaient étaient vêtues d’oripeaux flétris, et on les gratifiait de bouts de cierges allumés ou de fleurs fraîches dans des vases de verre bleu ; les églises, les oratoires, les couvents, les abbayes, qu’on rencontrait à chaque pas dans ce dédale de constructions capricieuses, faisaient comprendre au voyageur pourquoi les protestants n’avaient pu s’établir dans cette antique capitale de l’Aquitaine, malgré leurs tentatives réitérées. Le catholicisme avait jeté là.de profondes racines, et il n’y avait plus de place pour là religion nouvelle qui voulait s’y implanter.

Or, par un jour de mai 1740, vers quatre heures de l’après-midi, heure où les commères de de la ville se réunissaient par petits groupes sur le seuil de leurs portes pour caqueter en travaillant, une nouvelle importante préoccupait cette population si tranquille d’ordinaire. Des gens à mine affairée se dirigeaient vers la place du marché, connue de nos jours sous le nom de place des Bancs, à cause des nombreux éventaires dont elle est couverte. Chacun échangeait, avec les petits conciliabules établis devant les boutiques autour de la place, quelques phrases qui toutes se réduisaient à peu près à ceci :
— Eh bien ! c’est donc pour demain ? Le pauvre garçon n’en appelle pas, à ce qu’il parait au parlement de Bordeaux ?
— Il n’y a pas d’appel possible ; son cas est un cas prévôtal ; il a été condamné ce matin, demain matin il sera pendu.
— Pauvre malheureux ! Quel dommage!… Je vais voir dresser la potence.

Les aides du bourreau étaient, en effet, déjà occupés à planter l’instrument du supplice pour une prochaine exécution. La foule curieuse bourdonnait autour des travailleurs, et les marchands de volailles, obligés de céder la place à ces sinistres fonctionnaires, ne se gênaient pas pour souhaiter tout haut de voir à leur cou la corde qu’ils destinaient au patient.

Élie Berthet, Le Prieur des pénitents rouges, E. Dentu, 1877, p.243–245.

Situant le Prieur des pénitents rouges en 1740, Élie Berthet commence par décrire la ville de Limoges, ses ruelles aux maisons à colombages, son enceinte ruinée, ses nombreux clochers et ses multiples niches où étaient adorés madones ou saints, preuves d’une ville profondément catholique.

C’est place des Bancs qu’avaient alors lieu les exécutions et où est alors dressé la potence en ce mois de mai 1740.