Me rendant du chemin…

Shimazaki Tōson | L’Étranger (1922)

Me rendant du chemin de Babylone à la Vienne, j’ai rencontré trois ou quatre fillettes que je connaissais. Nous étions bons amis depuis le jour où j’avais sauté à la corde avec elles. Toutes les fois qu’elles me voyaient, elles me disaient : « Monsieur le Japonais, venez donc jouer avec nous»…

[…]

Je suis descendu sous le pont. Là, on entendait d’habitude le bruit du linge que l’on battait, mais, ce jour‐là, les lavandières n’étaient pas nombreuses. Sur la rive, entre les platanes aux feuilles jaunies et l’endroit où l’on faisait sécher le linge, je contemplais les enfants du quartier qui jouaient. L’envie me prit de faire des ricochets devant un enfant. La pierre plate et bien lisse que j’avais ramassée et lancée a rebondi jusqu’au milieu de la rivière. En l’apercevant, les enfants se sont approchés de moi et m’ont demandé de leur apprendre à faire de tels ricochets. Parmi eux, certains apportaient des pierres rondes ramassées sur la rive ; d’autres essayaient de lancer des cailloux.
Tout le monde s’amusait. Je me suis demandé si ce jeu qui se pratique au bord de l’eau n’était connu qu’au Japon et si ces petits Français n’y avaient jamais joué.

Shimazaki Tōson, L’Étranger, 1922, chap.74 (traduction d’extraits par Pr Jean‐Pierre Levet).

Shimazaki est également marqué par l’hospitalité et la curiosité bienveillante des Limougeauds à son égard. Ce sentiment paraît réciproque, à en juger les différents épisodes de fraternisation entre l’auteur et les jeunes Ponticauds rencontrés durant ses promenades.

Près du Pont‐Neuf, il y avait un petit café sans prétention, à l’enseigne du Comptoir. Chaque fois que mes pas me conduisaient en cet endroit, le fils des patrons courait vers moi pour me serrer la main. Même lorsque cet enfant jouait en compagnie de petits camarades au pied des arbres, il ne manquait pas de venir à la hâte me saluer. Il s’était donc bien habitué au voyageur étranger que j’étais.

Shimazaki Tōson, L’Étranger, 1922, chap.73 (trad. Jean‐Pierre Levet).

À ces petites filles j’ai donné un paquet de gâteaux et nous sommes devenus de si bons amis qu’elles m’ont chanté des chansons. En entendant ce chant en langue limousine qui sortait de la bouche d’innocentes fillettes, j’ai versé des larmes.

Shimazaki Tōson, Lettres de France, 1914 (trad. Jean‐Pierre Levet).

J’ai aperçu, sur le seuil d’une porte, un enfant qui tenait un morceau de pain et du fromage dans la main. Il n’y a aucune différence entre un enfant français dévorant du pain avec plaisir et un petit Japonais mordant avidement dans une boule de riz.

Shimazaki Tōson, L’Étranger, 1922, chap.74 (trad. Jean‐Pierre Levet).

Ces séquences de jeux, ces souvenirs traduisent de façon très sensible l’humanité qui se dégage des moments vécus par l’auteur à Limoges, et son souci d’en rendre compte. En dépit de son statut d’étranger, revendiqué jusque dans le titre de son œuvre, Shimazaki repart du Limousin touché par l’universalité des rencontres et des observations qu’il a pu y faire.