Tous trois…

Maurice Leblanc | L’Aiguille creuse (1909)

Tous trois, les uns derrière les autres, ils montaient et descendaient les pentes raides du pays, et ils arrivèrent à Crozant. Là, le père Charel fit une halte d’une heure. Puis il descendit vers la rivière et traversa le pont. Mais il se passa alors un fait qui surprit Beautrelet. L’individu ne franchit pas la rivière. Il regarda le bonhomme s’éloigner et quand il l’eut perdu de vue il s’engagea dans un sentier qui le conduisit en pleins champs. Que faire ? Beautrelet hésita quelques secondes, puis, brusquement, se décida. Il se mit à la poursuite de l’individu.

« Il aura constaté, pensa‐t‐il, que le père Charel a passé tout droit. Il est tranquille, et il s’en va. Où ? Au château ? »

Il touchait au but. Il le sentait à une sorte d’allégresse douloureuse qui le soulevait.

L’homme pénétra dans un bois obscur qui dominait la rivière, puis apparut de nouveau en pleine clarté, à l’horizon du sentier. Quand Beautrelet, à son tour, sortit du bois, il fut très surpris de ne plus apercevoir l’individu. Il le cherchait des yeux, quand soudain il étouffa une cri et, d’un bond en arrière, regagna la ligne des arbres qu’il venait de quitter. À sa droite, il avait vu un rempart de hautes murailles, que flanquaient, à distances égales, des contreforts massifs.

C’était là ! C’était là ! Ces murs emprisonnaient son père ! Il avait trouvé le lieu secret où Lupin gardait ses victimes !

Il n’osa plus s’écarter de l’abri que lui offraient les feuillages épais du bois. Lentement, presque à plat ventre, il appuya vers la droite, et parvint ainsi au sommet d’un monticule qui atteignait le faîte des arbres voisins. Les murailles étaient plus élevées encore. Cependant il discerna le toit du château qu’elles ceignaient, un vieux toit Louis XIII que surmontaient des clochetons très fins disposés en corbeille autour d’une flèche plus aiguë et plus haute.

Pour ce jour‐là, Beautrelet n’en fit pas davantage. Il avait besoin de réfléchir et de préparer son plan d’attaque sans rien laisser au hasard. Maître de Lupin, c’était à lui maintenant de choisir l’heure et le mode du combat. Il s’en alla.

Près du pont, il croisa deux paysannes qui portaient des seaux remplis de lait. Il leur demanda :
– Comment s’appelle le château qui est là‐bas, derrière les arbres ?
– Ça, monsieur, c’est le château de l’Aiguille. Il avait jeté sa question sans y attacher d’importance. La réponse le bouleversa.
– Le château de l’Aiguille… Ah!… Mais où sommes‐nous, ici ? Dans le département de l’Indre ?
– Ma foi, non, l’Indre, c’est de l’autre côté de la rivière… Par ici, c’est la Creuse.

Isidore eut un éblouissement. Le château de l’Aiguille ! le département de la Creuse ! L’Aiguille, Creuse ! La clef même du document ! La victoire assurée, définitive, totale…

Maurice Leblanc, L’Aiguille creuse, La Bibliothèque électronique du Québec, p.216–217.

Ici, Isidore Beautrelet , après avoir suivi le père Charel, découvre ce qu’il pense bien être et le lieu où son père est retenu captif et la solution à l’énigme posée par Arsène Lupin…

La description de Crozant est réduite à sa plus simple expression, avec une unique notation de relief […] Ce sera tout. On relève une absence de taille, surprenante dans cette topographie romanesque : celle des ruines du château de Crozant qui, dans l’esprit de L’Aiguille creuse, auraient dû constituer un topos lupinien idéal… On ne trouve pas plus trace de l’hôtel Lépinat, havre des peintres à Crozant : dans L’Aiguille creuse, Beautrelet déjeune dans une auberge de Fresselines. Il arrive enfin au « château de l’Aiguille » : on note ici la paronymie entre l’aiguille de la fiction et le Puyguillon de la réalité, où vécut un temps Rollinat, et où se trouve aussi un château.

Christian Dussot

Il est à noter que cette première incursion en Creuse se fait pour Isidore Beautrelet sous les atours de l’ouvrier ; le lendemain, pour se rendre chez le notaire d’Éguzon, il revêt sa parure de peintre anglais qu’il avait endossée à son départ de Paris pour l’Indre…

Il entra chez un de ses camarades de lycée et en sortit, une heure après, méconnaissable. C’était un anglais d’une trentaine d’années, habillé d’un complet marron à grands carreaux, culotte courte, bas de laine, casquette de voyage, la figure colorée et un petit collier de barbe rousse. Il enfourcha une bicyclette à laquelle était accroché tout un attirail de peintre et fila vers la gare d’Austerlitz.

Maurice Leblanc, L’Aiguille creuse, La Bibliothèque électronique du Québec, p.203–204.

Bibliographie

Christian Dussot, « Maurice Leblanc, L’Aiguille creuse, l’art, la Creuse », Mémoires de la Société des sciences naturelles, archéologiques et historiques de la Creuse, tome 60, 2014–2015, p.365–378.