Un pont de bois…

Marcelle Tinayre | L’Ombre de l’amour (1909)

Un pont de bois, jeté sur le torrent, en amont des chutes, reliait le promontoire rocheux de Monadouze au flanc opposé du ravin. Une route en corniche suivait, au‐delà du pont, les sinuosités de la gorge, et Denise, parvenue sur cette route, aperçut, de l’autre côté du gouffre, le chemin qu’elle avait suivi tout à l’heure et le toit bleuâtre de sa maison. Elle marchait, maintenant, face au couchant, et l’immense clameur des cascades, montant de terre, presque sous ses pieds, l’assourdissait, la faisait vibrer toute, comme un cristal. A travers les châtaigniers qui couvrent la pente, elle distinguait la masse écumeuse de la première chute, celle qui tombe, obliquement, de trente‐cinq mètres, et s’écrase sur un tas de granits, dans un poudroiement d’arc-en-ciel… Un grillage défendait l’enclos. Denise poussa la petite porte, qui fit jouer une sonnette, et s’engagea dans l’étroit chemin, récemment frayé, qui serpentait entre les arbrisseaux et les grosses pierres déclives. Il était toujours humide, ce chemin, glissant, traître, malgré les marches taillées çà et là, et plein de feuilles déjà moisies. Des houx, des genévriers chargés de baies noires, des fougères poussaient partout. Et, de lacet en lacet, on arrivait, à mi‐profondeur, jusqu’à la seconde chute, la Redole, un large épanouissement de neige mouvante. Là, sur une roche avancée en proue de vaisseau, le chalet minuscule nouvellement construit, dressait ses pignons suisses, allongeait sa petite terrasse protégée par un garde‐fou… Plus bas, dans un chaos de granits violets et rougeâtres, la troisième chute semblait vraiment l’énorme queue du cheval pâle de l’Apocalypse, une gerbe éclatante, allongée, fuyante, aspirée par les ténèbres de l’Inferno

Denise, les oreilles brisées, les cheveux mouillés d’embrun, arriva enfin au chalet. Les tables et les chaises de fer, sur la terrasse, étaient rangées bien en ordre, et la porte de la maisonnette fermée à clef. Par une des fenêtres, mademoiselle Cayrol entrevit la salle boisée de pitchpin, les armoires de « curiosités », la vitrine des cartes postales, et sur une table, en évidence, un tricot bleu aux grandes aiguilles…

Marcelle Tinayre, L’Ombre de l’amour, Maiade éditions, 2007, p.286–288.

Avec cet extrait, Marcelle Tinayre nous donne à voir, aux côtés de Denise, les premiers aménagements réalisés pour le parc voulu par le monsieur de Paris acquéreur des terrains adjacents aux cascades.