Le disque du soleil…

Marcelle Tinayre | L’Ombre de l’amour (1909)

Le disque du soleil, au bout de la vallée vaporeuse, descendait, entièrement visible, d’un rouge écarlate très pur. Quand il plongea dans les couches inférieures de l’atmosphère, il perdit cet éclat trop intense qui éblouissait les yeux, mais sa lumière oblique, tiède encore, s’attarda sur le village, et les choses eurent tout à coup leur figure du soir, avec une expression de gravité, de recueillement et d’attente.
Au carrefour de l’Orme, le bruit d’une scie, mordant le bois, dénonçait la présence de Chastre, le scieur de long, qui, par les beaux jours, s’installait, avec son attirail, devant la Chapelle des morts. Sur les marches du cimetière, des gens étaient assis, Fauche, l’aveugle, Buneil, le vieux Brandou, accotés à la grille branlante.
Cayrol faillit leur demander : « N’avez-vous pas vu la voiture?…»
Mais Brandou et Buneil l’interpellèrent… Lui, qui savait tout, connaissait‐il la vérité vraie sur cette histoire qui, déjà, courait le pays : l’achat des cascades, l’établissement d’un hôtel, la publicité bientôt commencée, dans toute la France, pour attirer les touristes à Monadouze ?
La nouvelle émut Cayrol. A son tour il interrogea : Quel était l’acquéreur ? un particulier, ou une société?… Les trois cascades principales, la Grande Cascade, la Gouttatière ou Queue du Cheval, la Redole, appartenaient, avec le sol riverain, à trois propriétaires différents… Si le fils Peyrout vendait son morceau, si le vieil Arceix se laissait convaincre, jamais Barbazan, le neveu du curé, l’ennemi acharné du progrès moderne, n’abandonnerait la Redole
— Savoir ! dit Buneil. L’argent est un grand maître, monsieur le docteur… Et puis, la Redole, tant belle qu’elle soit, est la troisième des cascades… On n’y accède point aisément… Elle est presque aussi dangereuse à voir de près que la quatrième chute, celle qu’on aperçoit si mal, en hiver, quand les feuilles sont tombées et que les eaux sont très grosses… Et pour l’Inferno, le grand gour tout noir et glacé, qui est tout en bas, ce vilain lieu ne sera jamais fréquenté que par les truites… et par les noyés… car vous le savez bien, monsieur Cayrol, la force du courant y entraîne toutes choses jetées aux cascades, que ce soient charognes de bêtes ou corps de chrétiens…
— Une fois, il y avait un homme de Tulle qui était tombé du pont, dit le vieux Brandou, d’un ton placide ; il est ressorti huit jours après, au gour noir… Sa tête était comme une noix cassée, et il était tout nu, parce que les pointes des roches avaient déchiré ses habits… Nous l’avons remonté, avec le garde champêtre et le maire, et on l’a porté ici, devant la Chapelle des morts… Il s’appelait François Soleilhavolps… On l’a enterré au Puy Saint‐Clair de Tulle, et la famille a donné cinquante francs pour ceux qui avaient rapporté son corps… J’ai eu dix francs…

Marcelle Tinayre, L’Ombre de l’amour, Maiade éditions, 2007, p.168–170.

La rumeur de l’achat des cascades est surtout l’occasion pour Marcelle Tinayre de revenir sur l’accès difficile aux chutes, à leur violence, à ses drames…

À plusieurs reprises dans l’Ombre de l’amour, l’auteure fait explicitement référence à Gaston Vuillier, qui quelques années auparavant avait été séduit par Gimel et ses cascades et qui entreprend dès 1898 d’acheter les terrains adjacents aux chutes pour constituer un parc.

Ce même soir, on apprit une grande nouvelle. Un monsieur de Paris avait acheté en sous‐main les trois cascades supérieures et les terres riveraines. Il allait enclore tout le côté du ravin, depuis la route, et des sentiers en lacets permettraient aux touristes de descendre jusqu’à la « Queue de Cheval ». On établirait un petit kiosque rustique, qui servirait de buvette, sur le gros rocher plat, au‐dessus de la « Redole ». Et, les étrangers affluant bientôt à Monadouze, le monsieur de Paris gagnerait beaucoup d’argent. Les anciens propriétaires, qui n’avaient jamais vu l’acquéreur, et qui avaient vendu, un bon prix, sans demander aucun détail, se plaignaient maintenant, comme si quelqu’un leur avait fait tort… L’idée que les touristes paieraient pour voir les cascades, leurs cascades ! et que cet argent tomberait dans la poche d’un Parisien, cette idée bouleversait leurs âmes paysannes…

Marcelle Tinayre, L’Ombre de l’amour, Maiade éditions, 2007, p.256–258