Je ne crois pas…

Jules Claretie | Journées de vacances (1886)

Je ne crois pas qu’il existe, en France, une autre corporation aussi solidement organisée. Les bouchers de Limoges sont fort riches. Ils se marient entre eux, seulement entre eux. Tous parents, tous cousins, ils pourraient partager des millions. Les mêmes noms se retrouvent là ; et les quatre ou cinq familles ne distinguent leurs membres que par des surnoms. Un tel s’appelle Charles X, un autre Louis XVIII. Toujours des noms de rois ou de princes. Nos bouchers sont essentiellement monarchistes. Ils jouissent d’un singulier droit depuis Henri IV, celui de faire escorte à tout membre de la famille régnante qui entre dans Limoges. Ils ont ainsi accompagné la duchesse d’Angoulême, le prince Napoléon.
Je me rappelle avoir vu, dans mon enfance, du haut d’un balcon de la place des Bancs (c’était chez M. Berthet, l’oncle de mon compatriote Elie Berthet), les bouchers passer en escortant le duc et la duchesse de Nemours. Les bouchers étaient vêtus de ces habits étonnants, de ces chapeaux tricornes et de ces gilets superbes qu’ils se lèguent de père en fils, véritable uniforme un peu comique et dont ils sont fiers. Il ne faudrait point songer à leur enlever cette espèce de droit de joyeuse entrée. Ils se fâcheraient tout rouge (je ne fais pas un jeu de mots). On les appelle ou ils s’appellent, à cause de ce droit, les princes de sang.
C’est là, en vérité, une puissance avec laquelle l’administration doit compter. Tous dévoués au gouvernement, à tous les gouvernements, les bouchers ont une influence énorme sur les élections. Ils font, en quelque sorte, voter les paysans à leur guise. Aux élections de mai 1869, lorsque Jules Simon se présenta contre M. Nouailhier, les bouchers achetant aux paysans leurs bestiaux leur disaient :
— Combien ton veau — ou ton bœuf ?
— Quatre‐vingts francs.
— Quatre‐vingts francs ! Allons donc, en voici soixante. Mais rappelle‐toi que si nous avions la République, je ne te le payerais que quarante. C’est donc vingt francs tout juste que l’empereur te fait gagner. Ne l’oublie pas, et ne vote point pour Jules Simon si tu veux garder ces vingt francs‐là.
Ceci en patois. On conçoit la propagande préfectorale que ces gens, courant les foires par nécessité de métier, peuvent faire sous tous les régimes, je le répète.

Jules Claretie, Journées de vacances, E. Dentu, 1886, p.385–386.

La corporation des bouchers de Limoges que décrit ici Claretie est historiquement l’une des plus puissantes dans la ville. L’interdiction des corporations à la Révolution n’empêche pas la persistance de l’influence politique et sociale très importante des bouchers, réunis à nouveau en confrérie à partir de 1887. Les bouchers de Limoges conservent jusqu’au début du XXe siècle le privilège d’accompagner les grands dirigeants en visite. Cette capacité d’influence demeure servie par le fort esprit collectif et unitaire de ce corps de métier très localisé dans le quartier, fervent catholique, qui pratique l’endogamie pour maintenir son unité et qui s’incarne dans six familles emblématiques (Cibot, Juge, Malinvaud, Parot, Plainemaison et Pouret).