Dix jours qui ébranlèrent le monde

John Reed

Les nouvelles sur le traitement des troupes russes en France ajoutaient au mécontentement. La première brigade avait voulu remplacer ses officiers par des comités de soldats, à l’instar de ses camarades de Russie, et avait refusé de se rendre à Salonique, demandant à être envoyée dans son pays. On l’avait cernée, affamée, puis bombardée avec de l’artillerie ; beaucoup avaient péri…

[Annexe 7 du chapitre II]

Les troupes russes en France

Rapport officiel du Gouvernement Provisoire

« Dès que la nouvelle de la Révolution atteignit Paris, des journaux russes de tendance extrémiste firent immédiatement leur apparition ; ces journaux, en même temps que certains individus, circulant librement parmi les soldats, entamèrent une propagande bolchévique et répandirent fréquemment de fausses nouvelles qui furent reproduites dans la presse française. En l’absence de nouvelles officielles et de détails précis, cette campagne provoqua du mécontentement chez les soldats, et éveilla chez eux, avec le désir de rentrer en Russie, de la haine à l’égard de leurs officiers.
« Finalement une rébellion se produisit. Des soldats, au cours d’un meeting, rédigèrent un appel exhortant à ne pas se rendre à l’exercice, puisqu’on avait décidé de ne plus faire la guerre. Le commandant décida d’isoler les rebelles, et le général Zankiévitch donna l’ordre à tous les soldas fidèles au Gouvernement Provisoire de quitter le camp de la Courtine en emportant toutes les munitions. […]
« Une attitude plus énergique fut décidée. Les rations furent diminuées, les soldes supprimées et les routes menant au village de la Courtine furent gardées par des sentinelles françaises. Le général Zankiévitch, ayant appris qu’une brigade d’artillerie russe devait à cette époque traverser la France, décida de former un détachement mixte d’artillerie et d’infanterie pour réduire les rebelles. […] Le 1er septembre, le général Zankiévitch adressa aux rebelles un ultimatum, les menaçant, s’ils n’avaient pas déposé les armes le 3 septembre à 10 heures du matin, de bombarder le camp avec de l’artillerie.
« L’ordre n’ayant pas été exécuté, un léger feu d’artillerie fut ouvert sur le camp à l’heure fixée. Dix‐huit obus furent tirés, puis les rebelles furent avertis que le bombardement allait devenir plus intense. Dans la nuit du 3 septembre, 160 hommes se rendirent. Le 4 septembre, le bombardement reprit et à onze heures du matin, après trente‐six obus, les rebelles hissèrent deux drapeaux blancs et commencèrent à abandonner le camp sans armes. Dans la soirée, environ 8300 hommes s’étaient rendus. Au cours de la nuit, 150 soldats, restés dans le camp, ouvrirent le feu avec des mitrailleuses. Le 5 septembre, pour en finir, un feu de barrage fut déclenché sur le camp et nos troupes l’occupèrent par portions. Les rebelles entretinrent pendant l’opération un feu nourri de mitrailleuses. Le 6 septembre, à 9 heures du matin, le camp était entièrement occupé… Après le désarmement des rebelles, 81 arrestations furent opérées…»

Tel est le rapport. Par des documents découverts au Ministère des Affaires Étrangères, nous savons que le récit n’est pas strictement exact. La première agitation eut lieu quand les soldats voulurent former des comités à l’exemple de leurs camarades de Russie. Ils demandèrent à être renvoyés en Russie, ce qui fut refusé ; mais comme on craignait que leur influence ne fût dangereuse en France, on décida de les expédier à Salonique. Ils refusèrent de partir et c’est alors que la bataille s’engagea… Les documents prouvent également qu’avant de se révolter, les soldats étaient restés environ deux mois au camp sans officiers et dans des conditions matérielles insuffisantes. Toutes les recherches faites en vue d’identifier la « brigade d’artillerie russe », qui effectua le bombardement, sont restées vaines ; les télégrammes trouvés au ministère donnent à penser que c’est l’artillerie française qui fut utilisée…
Après la reddition, plus de 200 mutins furent froidement fusillés.

John Reed, Dix jours qui ébranlèrent le monde, traduction de Martin‐Stahl, Éditions Sociales Internationales, 1927 (disponible sur Gallica).

Ce livre est une tranche d’histoire, d’histoire telle que je l’ai vue. […] chronique des événements dont j’ai été témoin et auxquels j’ai été mêlé personnellement, ou que je connais de source sûre.

« Préface de l’auteur (New‐York, 1er janvier 1919)», in John Reed, Dix jours qui ébranlèrent le monde, traduction de Martin‐Stahl, Éditions Sociales Internationales, 1927, p.11

Avec Dix jours qui ébranlèrent le monde, John Reed rend compte de la Révolution d’Octobre, à laquelle il assiste, voire même contribue. Collecteur et archiviste en ce qu’il réunit une vaste collection de tracts, affiches, communiqués… John Reed tient le récit parfois heure par heure des événements amenant les bolcheviques à prendre le pouvoir en Russie, l’enrichissant de citations issues de ces documents officiels. Surtout, ce qui distingue Dix jours qui ébranlèrent le monde, ce sont très certainement le style de John Reed, son engagement ainsi que sa certitude de l’importance des événements dont il veut se faire le témoin, être une source pour les futurs historiens.

Ce livre retrace avec une intensité et une vigueur extraordinaires les premières journées de la Révolution d’Octobre. Nous n’avons pas là une simple énumération de faits, un recueil de documents, mais une série de scènes vécues, tellement typiques qu’elles ne peuvent manquer d’évoquer à l’esprit de tout témoin de la révolution des scènes analogues auxquelles il a lui‐même assisté. […] John Reed ne fut pas un observateur indifférent. Révolutionnaire dans l’âme, communiste„ il comprenait le sens des événements, le sens de la grande lutte. De là cette acuité de vision, sans laquelle il eût été impossible d’écrire pareil livre.

« Préface de Kroupskaia pour l’édition russe », in John Reed, Dix jours qui ébranlèrent le monde, traduction de Martin‐Stahl, Éditions Sociales Internationales, 1927, p.9

Quoi qu’on pense du bolchevisme, il est indéniable que la révolution russe est un des grands événements de l’histoire de l’humanité et que la venue au pouvoir des bolchéviks est un fait d’importante mondiale. De même que les historiens s’attachent à reconstituer dans ses moindres détails l’histoire de la Commune de Paris, de même ils désireront connaître ce qui s’est passé à Pétrograd en novembre 1917, l’état d’esprit du peuple, la physionomie de ses chefs, leurs paroles, leurs actes. C’est en pensant à eux que j’ai écrit ce livre. Au cours de la lutte, mes sympathies n’étaient pas neutres. Mais en retraçant l’histoire de ces grandes journées, j’ai voulu considérer les événements en chroniqueur consciencieux, qui s’efforce de fixer la vérité.

« Préface de l’auteur (New‐York, 1er janvier 1919)», in John Reed, Dix jours qui ébranlèrent le monde, traduction de Martin‐Stahl, Éditions Sociales Internationales, 1927, p.15–16