J’avais dix‐huit ans…

Jean Giraudoux | Suzanne et le Pacifique (1921)

J’avais dix‐huit ans. J’étais heureuse. J’habitais, avec mon tuteur, une maison toute en longueur dont chaque porte‐fenêtre donnait sur la ville, chaque fenêtre sur un pays à ruisseaux et à collines, avec des champs et des châtaigneraies comme des rapiéçages…, car c’était une terre, qui avait beaucoup servi déjà, c’était le Limousin. Les jours de foire, je n’avais qu’à tourner sur ma chaise pour ne plus voir le marché et retrouver, vide de ses troupeaux, la campagne. J’avais pris l’habitude de faire ce demi‐tour à tout propos, cherchant à tout passant, au curé, au sous‐préfet, son contrepoids de vide et de silence entre des collines ; et pour changer le royaume des sons, c’était à peine plus difficile, il fallait changer de fenêtre. Du côté de la rue, des enfants jouant au train, un phonographe, la troupe des journaux, et les chevreaux et canards qu’on portait aux cuisines poussant un cri de plus en plus métallique à mesure qu’il devenait leur cri de mort. Du côté de la montagne, le vrai train, des meuglements, des bêlements que l’hiver on devinait d’avance au nuage autour des museaux. C’est là que nous dînons l’été, sur une terrasse. C’était parfois la semaine où les acacias embaument, et nous les mangions dans des beignets ; où les alouettes criblaient le ciel, et nous les mangions dans des pâtés ; parfois le jour où le seigle devient tout doré et a son jour de triomphe, unique, sur le froment ; nous mangions des crêpes de seigle. Un coup de feu dans un taillis : c’est que les bécasses passaient, allant en un jour, expliquait mon tuteur pour me faire rougir, à l’Afrique centrale. Une bergère qui faisait claquer ses deux sabots l’un contre l’autre : c’était voilà vingt ans l’appel contre les loups, il servait maintenant contre les renards, dans vingt ans il ne servirait plus que contre les fouines. Puis le soleil se couchait, de biais, ne voulant blesser mon vieux pays qu’en séton.

Jean Giraudoux, Suzanne et le Pacifique, Le Livre de poche, 1997, p.31–32.

Protagoniste et narratrice de cette aventure, Suzanne est une jeune femme rêvant de voyage depuis les fenêtres de sa maison de Bellac, petite ville tranquille, voire quelque peu figée…

Les petites villes ne sont point des miroirs déformants. Les vertus, les mouvements de l’univers ne se reflétaient dans Bellac qu’ordonnés, et si visibles qu’ils étaient inoffensifs. Janvier y était toujours froid, août toujours torride, chaque voisin n’avait à la fois qu’une qualité ou qu’un vice ; et nous apprenions à connaître le monde, comme il le faut, en l’épelant, par saisons et par sentiments séparés. Chacune de ces maisons bien crépites était dans la rue une note, avarice, vanité, gourmandise : pas de dièse, pas de bémol ; pas de gourmand‐avare, de vaniteux‐modeste ; insensibles, nous frappions à tour de bras sur chacun, ou nous amusant, comme à notre piano le jour que nous avions pris le morceau où l’on croise les mains, à des visites alternées, de l’avare au prodigue, de l’envieux au satisfait…

Jean Giraudoux, Suzanne et le Pacifique, Le Livre de poche, 1997, p.45.

Bibliographie

Florence Delay, « Suzanne ou la prose de Giraudoux », La Croix, 10 juillet 2015 (accessible en ligne).