Puis on cria…

Jean Giraudoux | Siegfried et le Limousin (1922)

Puis on cria le nom de la première gare limousine, et, soudain, ce département que j’avais quitté à deux ans et que je croyais ignorer me reçut comme son enfant. Mon père l’avait habité toute sa jeunesse, tous les noms propres que l’on prononçait chez moi avec amour et respect étaient pris dans les almanachs, les annuaires, les journaux de ce pays, et jamais noms n’avaient contenu pour moi plus de nostalgie et d’aventure que ceux qu’appelaient maintenant à toute voix les employés, ou que je voyais collés au flanc des gares comme des colis précieux laissés pour moi en consigne, entre des arbres et des troupeaux dont mon cœur aussi reconnaissait la race, par mon père adolescent. Car, comme si l’on criait tout à coup dans le silence, aux arrêts de votre train, les noms de celles que vous avez aimées ou désirées, on criait Argenton, Saint‐Sébastien, Azérables ! Dès le sud de Châteauroux tous les bourgs dont je connaissais seulement par mon père les dates de foire et de frairie sortirent pour une si belle rencontre de leur réserve fixée par le préfet, et Eygurande, de son premier jeudi mensuel, Saint‐Sébastien de son troisième mardi, La Souterraine de son deuxième vendredi et de son 28 février des années bissextiles vinrent me saluer jusqu’au quai. Gargilesse, Crozant, pas un seul de ces bourgs dont je ne connusse exactement à quel jour et à quelle saison se produisait vers lui la migration des génisses, des dindons et des poulains. […] Toutes les sonnettes des gares sonnaient sans arrêt ; en lisant ou en prononçant leur nom, j’avais pressé sur un bouton électrique que je ne savais plus apaiser et qui appelait pour moi de la bourgade et de la commune tous les personnages liés à elle dans ma mémoire, à Morterolles, le père Arouet de Saint‐Sauveur, l’athée, qui faisait ses enfants en janvier pour qu’ils naquissent en septembre, mais dont la femme n’avait que des grossesses raccourcies ou prolongées ; à Bessines, le cantonnier, le père Bénoche, qui avait sauvé un colonel en Crimée, un général au Mexique, et dont la vie était ratée, disait‐il, car il lui restait à sauver un maréchal ; au Breuilh‐au‐Fa où l’on prend au filet les saumons. Monsieur Claretie qui avait emmené à la pêche mon père, le jour où il eut juste un mètre, et qui l’étendait près des poissons pour les mesurer. À Droux, où des renards qui mangeaient les baies sous des genévriers effrayèrent mon père quand il regagnait le collège, après les arrière‐petits‐neveux de ces renards, peut‐être, des chiens aboyaient. À Ambazac, où le loup suivit son cheval, je vis, en me penchant, deux disques vert et rouge, un loup vairon. J’entrais dans le pays le plus légendaire pour moi après celui de Gulliver, mais où les hommes avaient ma taille et où le train passait. Tout ce qui a permis de prouver que l’itinéraire de Chateaubriand en Amérique était faux prouvait que la jeunesse de mon père était vraie.
[…]
Sur mon cœur, la pesée s’accentuait de l’air ancestral ; j’étais tout à ce sentiment de modestie vis‐à‐vis des éléments et des humains que l’on ne peut éprouver que dans le pays de ses pères, où ni les monuments ni les familles ne semblent avoir été créés spécialement pour votre passage, comme Chambord ou les Luynes, et, moins que le décor de notre vie, en figurent une base inébranlable et quelque peu humiliante, avec ses églises romanes où l’eau bénite n’a pas été changée depuis votre baptême, ses chênes qui, en toute votre vie, ont pris trente cercles de 2 millimètres, et la dynastie des Chausson‐Bouillat. Cette force à vivre dix siècles, que l’on se sent en Touraine, entre Cléry et Montbazon, ce n’était plus guère ici que l’espoir d’une vieillesse robuste ; cette immortalité garantie que donne la Provence, ce n’était plus, entre Montagnac et Ambazac, que la certitude d’une belle mort ; et, peut‐être, à mesure que j’allais m’approcher plus près de la ville de ma naissance et y reprendre mon rang de simple pion dans le jeu qu’y jouent contre la mort les neuf familles principales, cet intervalle avec l’éternité et la liberté allait‐il encore se restreindre. Que ma petite dignité d’homme me paraissait claire aujourd’hui, à mi‐chemin de Magnac‐Laval où sommeillait la lignée inconnue de mes petits‐cousins, et du Dorat, avec mes belles‐sœurs de belles‐sœurs ! Pour la première fois, j’étais réduit à la taille où la page de ma vie cadrait avec le transparent, et l’apparition infaillible de chaque nom attendu. — Tiens, voilà Droux, Pierre‐Buffière n’est pas loin, — près de cet être qui n’avait plus ni la jeunesse de son père ni la sienne. — Tiens, Folles et Bersac ont disparu, non, les voilà ! — me donnait, plus encore que l’indication d’une expérience réussie, la seule vraie estimation que j’aie trouvée — justement, voilà Bellac ! — de la condition humaine.

Jean Giraudoux, Siegfried et le Limousin, Le Livre de poche, 1991, p.242–247.

Dans le train qui le ramène en Limousin, Jean est assailli par les souvenirs de son enfance. S’il n’a que très peu vécu dans le Limousin qu’il a quitté à l’âge de deux ans, Jean se souvient parfaitement, au gré des gares qu’il traverse, des histoires de village que lui racontait son père.