Le palais épiscopal de Limoges…

Honoré de Balzac | Le Curé de village (1839)

Le palais épiscopal de Limoges est assis sur une colline qui borde la Vienne, et ses jardins, que soutiennent de fortes murailles couronnées de balustrades, descendent par étages en obéissant aux chutes naturelles du terrain. L’élévation de cette colline est telle, que, sur la rive opposée, le faubourg Saint‐Étienne semble couché au pied de la dernière terrasse. De là, selon la direction que prennent les promeneurs, la rivière se découvre, soit en enfilade, soit en travers, au milieu d’un riche panorama. Vers l’ouest, après les jardins de l’évêché, la Vienne se jette sur la ville par une élégante courbure que borde le faubourg Saint‐Martial. Au‐delà de ce faubourg, à une faible distance, est une jolie maison de campagne, appelée le Cluzeau, dont les massifs se voient des terrasses les plus avancées, et qui, par un effet de la perspective, se marient aux clochers du faubourg. En face du Cluzeau se trouve cette île échancrée, pleine d’arbres et de peupliers, que Véronique avait dans sa première jeunesse nommée l’Île-de-France. À l’est, le lointain est occupé par des collines en amphithéâtre. La magie du site et la riche simplicité du bâtiment font de ce palais le monument le plus remarquable de cette ville où les constructions ne brillent ni par le choix des matériaux ni par l’architecture. Familiarisé depuis longtemps avec les aspects qui recommandent ces jardins à l’attention des faiseurs de Voyages Pittoresques, l’abbé Dutheil, qui se fit accompagner de monsieur de Grancour, descendit de terrasse en terrasse sans faire attention aux couleurs rouges, aux tons orangés, aux teintes violâtres que le couchant jetait sur les vieilles murailles et sur les balustrades des rampes, sur les maisons du faubourg et sur les eaux de la rivière. Il cherchait l’Évêque, alors assis à l’angle de sa dernière terrasse sous un berceau de vigne, où il était venu prendre son dessert en s’abandonnant aux charmes de la soirée. Les peupliers de l’île semblaient en ce moment diviser les eaux avec les ombres allongées de leurs têtes déjà jaunies, auxquelles le soleil donnait l’apparence d’un feuillage d’or. Les lueurs du couchant diversement réfléchies par les masses de différents verts produisaient un magnifique mélangé de tons pleins de mélancolie. Au fond de cette vallée, une nappe de bouillons pailletés frissonnait dans la Vienne sous la légère brise du soir, et faisait ressortir les plans bruns que présentaient les toits du faubourg Saint‐Étienne. Les clochers et les faîtes du faubourg Saint‐Martial, baignés de lumière, se mêlaient au pampre des treilles. Le doux murmure d’une ville de province à demi cachée dans l’arc rentrant de la rivière, la douceur de l’air, tout contribuait à plonger le prélat dans la quiétude exigée par tous les auteurs qui ont écrit sur la digestion ; ses yeux étaient machinalement attachés sur la rive droite de la rivière, à l’endroit où les grandes ombres des peupliers de l’île y atteignaient, du côté du faubourg Saint‐Étienne, les murs du clos où le double meurtre du vieux Pingret et de sa servante avait été commis ; mais quand sa petite félicité du moment fut troublée par les difficultés que ses Grands‐vicaires lui rappelèrent, ses regards s’emplirent de pensées impénétrables. Les deux prêtres attribuèrent cette distraction à l’ennui, tandis qu’au contraire le prélat voyait dans les sables de la Vienne le mot de l’énigme alors cherché par les des Vanneaulx et par la Justice.

Honoré de Balzac, Le Curé de village, Bibliothèque électronique du Québec, p.129–132.

Balzac, lors de sa venue à Limoges en 1832, n’a pas manqué de se rendre à la cathédrale et sans aucun doute d’être profondément par l’évêché de la ville, surplombant ainsi la Vienne.

Contrairement à la géographie qu’il dresse de la ville, les faubourgs du Pont‐Saint‐Étienne et du Pont‐Saint‐Martial ne se situent pas rive gauche mais bien rive droite.

Dans cette même année, Limoges eut le terrible spectacle et le drame singulier du procès Tascheron, dans lequel le magistrat déploya les talents qui plus tard le firent nommer Procureur‐général. Un vieillard qui habitait une maison isolée dans le faubourg Saint‐Étienne fut assassiné. Un grand jardin fruitier sépare du faubourg cette maison, également séparée de la campagne par un jardin d’agrément au bout duquel sont d’anciennes serres abandonnées. La rive de la Vienne forme devant cette habitation un talus rapide dont l’inclinaison permet de voir la rivière. La cour en pente finit à la berge par un petit mur où, de distance en distance, s’élèvent des pilastres réunis par des grilles, plus pour l’ornement que pour la défense, car les barreaux sont en bois peint. Ce vieillard nommé Pingret, célèbre par son avarice, vivait avec une seule servante, une campagnarde à laquelle il faisait faire ses labours. Il soignait lui‐même ses espaliers, taillait ses arbres, récoltait ses fruits, et les envoyait vendre en ville, ainsi que des primeurs à la culture desquelles il excellait.

Honoré de Balzac, Le Curé de village, Bibliothèque électronique du Québec, p.92–93.

Mais cette désorganisation de l’espace est nécessaire à l’intrigue, à son découpage territorial et symbolique, comme le dit Nicole Mozet :

Le Limoges balzacien est donc une ville remodelée : il fallait absolument que le fleuve, frontière symbolique entre le monde de la Loi et celui de l’Amour, puisse être traversé […]

Nicole Mozet, La Ville de province dans l’œuvre de Balzac. L’espace romanesque : fantasmes et idéologie, Société d’édition d’enseignement supérieur, 1982.

Cependant, l’erreur, si l’on peut véritablement parler d’erreur, concerne le Cluzeau :

Pour l’essentiel, le Limoges du Curé de village est une construction textuelle, bien que la seule erreur topographique notable commise par Balzac concerne la localisation du Cluzeau. Mais celle‐ci joue un rôle si important dans l’organisation de l’espace romanesque qu’on est tenté de penser que cette erreur est volontaire. Car de la position du Cluzeau, lieu‐dit faisant actuellement partie de la commune d’Isle, sur la rive droite de la Vienne, et que Balzac situe sur la rive gauche, en face du faubourg Saint‐Martial, dépend la localisation de l’île de Véronique […]

Nicole Mozet, La Ville de province dans l’œuvre de Balzac. L’espace romanesque : fantasmes et idéologie, Société d’édition d’enseignement supérieur, 1982.

Le Cluzeau, c’est le lieu où les Sauviat, après avoir mis un terme à leur activité, s’installent dans une jolie maison de campagne.

Le vieux Sauviat liquida ses affaires, et vendit alors sa maison à la Ville. Il acheta sur la rive gauche de la Vienne une maison de campagne située entre Limoges et le Cluzeau, à dix minutes du faubourg Saint‐Martial, où il voulut finir tranquillement ses jours avec sa femme. Les deux vieillards eurent un appartement dans l’hôtel Graslin, et dînèrent une ou deux fois par semaine avec leur fille, qui prit souvent leur maison pour but de promenade. Ce repos faillit tuer le vieux ferrailleur. Heureusement Graslin trouva moyen d’occuper son beau‐père. En 1825, le banquier fut obligé de prendre à son compte une manufacture de porcelaine, aux propriétaires de laquelle il avait avancé de fortes sommes, et qui ne pouvaient les lui rendre qu’en lui vendant leur établissement. Par ses relations et en y versant des capitaux, Graslin fit de cette fabrique une des premières de Limoges ; puis il la revendit avec de gros bénéfices, trois ans après. Il donna donc la surveillance de ce grand établissement, situé précisément dans le faubourg Saint‐Martial, à son beau‐père qui, malgré ses soixante‐douze ans, fut pour beaucoup dans la prospérité de cette affaire et s’y rajeunit. Graslin put alors conduire ses affaires en ville et n’avoir aucun souci d’une manufacture qui, sans l’activité passionnée du vieux Sauviat, l’aurait obligé peut‐être à s’associer avec un de ses commis, et à perdre une portion des bénéfices qu’il y trouva tout en sauvant ses capitaux engagés. Sauviat mourut en 1827, par accident. En présidant à l’inventaire de la fabrique, il tomba dans une charasse, espèce de boîte à claire‐voie où s’emballent les porcelaines ; il se fit une blessure légère à la jambe et ne la soigna pas ; la gangrène s’y mit, il ne voulut jamais se laisser couper la jambe et mourut.

Honoré de Balzac, Le Curé de village, Bibliothèque électronique du Québec, p.57–59.

De plus, bien que l’île, qui dans l’enfance de Véronique deviendra l’Île-de-France en souvenir de sa lecture de Paul et Virginie, soit sans doute purement fictionnelle, nous pouvons l’imaginer être celle désormais appelée l’île aux oiseaux, aux abords directs du pont Saint‐Martial, sur la rive gauche. Il ne fait guère de doute d’ailleurs qu’un feu allumé sur cette île puisse attirer le regard depuis les jardins de l’Évêché.

Dans les derniers jours du mois de septembre qui furent aussi chauds que des jours d’été, l’Évêque avait donné à dîner aux autorités de la ville. Parmi les invités se trouvaient le Procureur du roi et le premier Avocat‐général. Quelques discussions animèrent la soirée et la prolongèrent jusqu’à une heure indue. On joua au whist et au trictrac, le jeu qu’affectionnent les évêques. Vers onze heures du soir, le Procureur du roi se trouvait sur les terrasses supérieures. Du coin où il était, il aperçut une lumière dans cette île qui, par un certain soir, avait attiré l’attention de l’abbé Gabriel et de l’Évêque, l’île de Véronique enfin ; cette lueur lui rappela les mystères inexpliqués du crime commis par Tascheron. Puis, ne trouvant aucune raison pour qu’on fît du feu sur la Vienne à cette heure, l’idée secrète qui avait frappé l’Évêque et son secrétaire le frappa d’une lueur aussi subite que l’était celle de l’immense foyer qui brillait dans le lointain. – Nous avons tous été de grands sots, s’écria-t-il, mais nous tenons les complices. Il remonta dans le salon, chercha monsieur de Grandville, lui dit quelques mots à l’oreille, puis tous deux disparurent ; mais l’abbé de Rastignac les suivit par politesse, il épia leur sortie, les vit se dirigeant vers la terrasse, et il remarqua le feu au bord de l’île. – Elle est perdue, pensa‐t‐il.

Honoré de Balzac, Le Curé de village, Bibliothèque électronique du Québec, p.219–220.