Les tapisseries du château de Boussac

George Sand | Promenades autour d’un village (1866)

Boussac est un précipice encore plus accusé que Sainte‐Sévère. Le château est encore mieux situé sur les rocs perpendiculaires qui bordent le cours de la petite Creuse. Ce castel, fort bien conservé, est un joli monument du moyen âge, et renferme des tapisseries qui mériteraient l’attention et les recherches d’un antiquaire.

J’ignore si quelque indigène s’est donné le soin de découvrir ce que représentent ou ce que signifient ces remarquables travaux ouvragés, longtemps abandonnés aux rats, ternis par les siècles, et que l’on répare maintenant à Aubusson avec succès. Sur huit larges panneaux qui remplissent deux vastes salles (affectées au local de la sous‐préfecture), on voit le portrait d’une femme, la même partout, évidemment ; jeune, mince, longue, blonde et jolie ; vêtue de huit costumes différents, tous à la mode de la fin du XVe siècle. C’est la plus piquante collection des modes patriciennes de l’époque qui subsiste peut‐être en France : habit du matin, habit de chasse, habit de bal, habit de gala et de cour, etc. Les détails les plus coquets, les recherches les plus élégantes y sont minutieusement indiqués. C’est toute la vie d’une merveilleuse de ce temps‐là. Ces tapisseries, d’un beau travail de haute lisse, sont aussi une œuvre de peinture fort précieuse […]

Ces tapisseries attestent une grande habileté de fabrication et un grand goût mêlés à un grand savoir naïf chez l’artiste inconnu qui en a tracé le dessin et indiqué les couleurs. Le pli, le mat et les lustrés des étoffes, la manière, ce qu’on appellerait aujourd’hui le chic dans la coupe des vêtements, le brillant des agrafes de pierreries, et jusqu’à la transparence de la gaze, y sont rendus avec une conscience et une facilité dont les outrages du temps et de l’abandon n’ont pu triompher.

Dans plusieurs de ces panneaux, une belle jeune enfant, aussi longue et ténue dans son grand corsage et sa robe en gaine que la dame châtelaine, vêtue plus simplement, mais avec plus de goût peut‐être, est représentée à ses côtés, lui tendant ici l’aiguière et le bassin d’or, là un panier de fleurs ou des bijoux, ailleurs l’oiseau favori. Dans un de ces tableaux, la belle dame est assise en pleine face, et caresse de chaque main de grandes licornes blanches qui l’encadrent comme deux supports d’armoiries. Ailleurs, ces licornes, debout, portent à leurs côtés des lances avec leur étendard. Ailleurs encore, la dame est sur un trône fort riche, et il y a quelque chose d’asiatique dans les ornements de son dais et de sa parure splendide.

Mais voici ce qui a donné lieu à plus d’un commentaire : le croissant est semé à profusion sur les étendards, sur le bois des lances d’azur, sur les rideaux, les baldaquins et tous les accessoires du portrait. La licorne et le croissant sont les attributs gigantesques de cette créature fine, calme et charmante. Or, voici la tradition.

Ces tapisseries viennent, on l’affirme, de la tour de Bourganeuf, où elles décoraient l’appartement du malheureux Zizim ; il en aurait fait présent au seigneur de Boussac, Pierre d’Aubusson, lorsqu’il quitta la prison pour aller mourir empoisonné par Alexandre VI. On a longtemps cru que ces tapisseries étaient turques. On a reconnu récemment qu’elles avaient été fabriquées à Aubusson, où on les répare maintenant. Selon les uns, le portrait de cette belle serait celui d’une esclave adorée dont Zizim aurait été forcé de se séparer en fuyant à Rhodes ; selon un de nos amis […] ce serait le portrait d’une dame de Blanchefort, nièce de Pierre d’Aubusson, qui aurait inspiré à Zizim une passion assez vive, mais qui aurait échoué dans la tentative de convertir le héros musulman au christianisme. Cette dernière version est acceptable, et voici comment j’expliquerais le fait : lesdites tentures, au lieu d’être apportées d’Orient et léguées par Zizim à Pierre d’Aubusson, auraient été fabriquées à Aubusson par l’ordre de ce dernier, et offertes à Zizim en présent pour décorer les murs de sa prison, d’où elles seraient revenues, comme un héritage naturel, prendre place au château de Boussac. Pierre d’Aubusson, grand maître de Rhodes, était très porté pour la religion, comme chacun sait (ce qui ne l’empêcha pas de trahir d’une manière infâme la confiance de Bajazet) ; on sait aussi qu’il fit de grandes tentatives pour lui faire abandonner la foi de ses pères. Peut‐être espéra‐t‐il que son amour pour la demoiselle de Blanchefort opérerait ce miracle. Peut‐être lui envoya‐t‐il la représentation répétée de cette jeune beauté dans toutes les séductions de sa parure, et entourée du croissant en signe d’union future avec l’infidèle, s’il consentait au baptême. Placer ainsi sous les yeux d’un prisonnier, d’un prince musulman privé de femmes, l’image de l’objet désiré, pour l’amener à la foi, serait d’une politique tout à fait conforme à l’esprit jésuitique. Si je ne craignais d’impatienter mon lecteur, je lui dirais tout ce que je vois dans le rapprochement ou l’éloignement des licornes (symboles de virginité farouche, comme on sait) de la figure principale. La dame, gardée d’abord par ces deux animaux terribles, se montre peu à peu placée sous leur défense, à mesure que les croissants et le pavillon turc lui sont amenés par eux. Le vase et l’aiguière qu’on lui présente ensuite ne sont‐ils pas destinés au baptême que l’infidèle recevra de ses blanches mains ? Et, lorsqu’elle s’assied sur le trône avec une sorte de turban royal au front, n’est‐elle pas la promesse d’hyménée, le gage de l’appui qu’on assurait à Zizim pour lui faire recouvrer son trône, s’il embrassait le christianisme, et s’il consentait à marcher contre les Turcs à la tête d’une armée chrétienne ? Peut‐être aussi cette beauté est‐elle la personnification de la France. Cependant, c’est un portrait, un portrait toujours identique, malgré ses diverses attitudes et ses divers ajustements. Je ne demanderais, maintenant que je suis sur la trace de cette explication, qu’un quart d’heure d’examen nouveau desdites tentures pour trouver, dans le commentaire des détails que ma mémoire omet ou amplifie à mon insu, une solution tout aussi absurde qu’on pourrait l’attendre d’un antiquaire de profession.

Car, après tout, le croissant n’a rien d’essentiellement turc, et on le trouve sur les écussons d’une foule de familles nobles en France. La famille des Villelune, aujourd’hui éteinte, et qui a possédé grand nombre de fiefs en Berry, avait des croissants pour blason. Ainsi nous avons cherché, et il reste à trouver : c’est le dernier mot à des questions bien plus graves.

George Sand, Promenades autour d’un village, Bibliothèque électronique du Québec, p. 236–243.

« Les tapisseries du château de Boussac », publié en 1866 dans Promenades autour d’un village, correspond en fait à une chronique que George Sand a initialement publiée dans l’hebdomadaire l’Illustration, journal universel le samedi 3 juillet 1847, enrichie de gravures réalisées d’après des dessins de son fils, Maurice Sand.

George Sand, après avoir visité Sainte‐Sévère‐sur‐Indre, « illustre dans les annales du Berry et dans celles de la France » pour être la dernière place « arrachée aux Anglais sur notre ancien sol » par Duguesclin et ses troupes, se rend au château de Boussac qui renferme les désormais célèbres tapisseries de la Dame à la licorne. L’auteure y propose une description, aussi précise que sa mémoire le lui permet, revient sur sa supposée provenance, à savoir la tour de Bourganeuf où fut enfermé Zizim, et surtout émet un certain nombre d’hypothèses quant à l’identité de cette « dame », évoquant notamment « la demoiselle de Blanchefort », c’est‐à‐dire Philippine‐Hélène de Sassenage, qu’évoque justement Alphonse de Lamartine lorsqu’il s’attache à la vie du frère de Bajazet II dans son Histoire de la Turquie.

Cependant, au‐delà de l’intérêt certain de la description des tapisseries, il ne faut apporter aucun crédit historique ou scientifique aux interprétations que propose George Sand dans ce long développement sans doute déjà annoncé en 1844 dans son roman‐feuilleton Jeanne (« j’ai toute une histoire là‐dessus qui trouvera sa place ailleurs »). En effet, selon Jacky Lori, ces tapisseries « ont été tissées dans les premières années du XVIe siècle pour Antoine Le Viste [et] sont arrivées au château de Boussac, par héritages successifs, en 1660″. Si le lieu de tissage ainsi que leur sujet font encore débat, il est certain que ces tapisseries ne sont ni issues d’une manufacture aubussonnaise ni qu’elles entretiennent un quelconque lien avec Zizim ou Pierre d’Aubusson.

Bibliographie

Jacky Lorette, « La Dame à la licorne : huit tapisseries ? », Mémoires de la Société des sciences naturelles, archéologiques et historiques de la Creuse, tome 53, 2007.

Jacky Lorette, « La Dame à la licorne : de Boussac à Paris, 1660–1882 », Mémoires de la Société des sciences naturelles, archéologiques et historiques de la Creuse, tome 58, 2012/2013.