3 octobre, La Dame à la licorne

George Sand | Journal d’un voyageur pendant la guerre (1871)

Le grand feu qu’on avait allumé dans la soirée continue de brûler, et jette une vive lueur. J’en profite pour regarder à loisir les trois panneaux de tapisserie du XVe siècle qui sont classés dans les monuments historiques. La tradition prétend qu’ils ont décoré la tour de Bourganeuf durant la captivité de Zizime. M. Adolphe Joanne croit qu’ils représentent des épisodes du roman de la Dame à la licorne. C’est probable, car la licorne est là, non passante ou rampante comme une pièce d’armoiries, mais donnant la réplique, presque la patte, à une femme mince, richement et bizarrement vêtue, qu’escorte une toute jeune fillette aussi plate et aussi mince que sa patronne. La licorne est blanche et de la grosseur d’un cheval. Dans un des tableaux, la dame prend des bijoux dans une cassette ; dans un autre, elle joue de l’orgue ; dans un troisième, elle va en guerre, portant un étendard aux plis cassants, tandis que la licorne tient sa lance en faisant la belle sur son train de derrière. Cette dame blonde et ténue est très mystérieuse, et tout d’abord elle a présenté hier à ma petite‐fille l’aspect d’une fée. Ses costumes très variés sont d’un goût étrange, et j’ignore s’ils ont été de mode ou s’ils sont le fait du caprice de l’artiste. Je remarque une aigrette élevée qui n’est qu’un bouquet des cheveux rassemblés dans un ruban, comme une queue à pinceau plantée droit sur le front. Si nous étions encore sous l’empire, il faudrait proposer cette nouveauté aux dames de la cour, qui ont cherché avec tant de passion dans ces derniers temps des innovations désespérées. Tout s’épuisait, la fantaisie du costume comme les autres fantaisies. Comment ne s’est-on pas avisé de la queue de cheveux menaçant le ciel ? Il faut venir à Boussac, le plus petit chef‐lieu d’arrondissement qui soit en France, pour découvrir ce moyen de plaire. En somme, ce n’est pas plus laid que tant de choses laides qui ont régné sans conteste, et d’ailleurs l’harmonie de ces tons fanés de la tapisserie rend toujours agréable ce qu’elle représente.

George Sand, Journal d’un voyageur pendant la guerre, Bibliothèque électronique du Québec, p.74–75.

Installée à Boussac depuis la veille (le 2 octobre), George Sand profite de sa visite nocturne au salon du château de Boussac pour regarder de plus près les « trois panneaux de tapisserie du XVe siècle » qui l’ornent.

George Sand a présenté ces tapisseries de la Dame à la licorne à de multiples reprises ; elle les évoque ainsi en 1844 dans son roman‐feuilleton Jeanne, parlant de « curieuses tapisseries énigmatiques » et s’étend plus longuement dans une chronique qu’elle écrit en 1847 pour l’Illustration, journal universel, reprise par la suite dans Promenades autour d’un village. Dans chacune de ses descriptions, George Sand ne manque de mentionner leur supposé premier propriétaire voire commanditaire, Zizim, le prince ottoman captif à Bourganeuf, reprenant une « légende » que Joseph Jouilleton intègre à son Histoire de la Marche et du Pays de Combraille publiée en 1814 puis « enrichie » par d’autres par la suite.

Bibliographie

Jacky Lorette, « La Dame à la licorne : huit tapisseries ? », Mémoires de la Société des sciences naturelles, archéologiques et historiques de la Creuse, tome 53, 2007.

Jacky Lorette, « La Dame à la licorne : de Boussac à Paris, 1660–1882 », Mémoires de la Société des sciences naturelles, archéologiques et historiques de la Creuse, tome 58, 2012/2013.