Ce vieux manoir des seigneurs de Boussac, occupé aujourd’hui par la sous‐préfecture et la gendarmerie, est un rude massif assez informe, très élevé, planté sur un bloc de roches vives presque à pic. La Petite‐Creuse coule au fond du ravin et s’enfonce à ma droite et à ma gauche dans des gorges étroites et profondes qui sont, avec leurs arbres mollement inclinés et leurs prairies sinueuses, de véritables Arcadies. En face, le ravin se relève en étages vastes et bien fondus pour former un large mamelon cultivé et couronné de hameaux heureusement groupés. Un troisième ravin coupe vers la gauche le flanc du mamelon, et donne passage à un torrent microscopique qui alimente une gentille usine rustique, et vient se jeter dans la Petite‐Creuse. Une route qui est assez étroite et assez propre pour figurer une allée de jardin anglais passe sur l’autre rive, contourne la colline, monte gracieusement avec elle et se perd au loin après avoir décrit toute la courbe de ce mamelon, que couronne le relèvement du mont Barlot avec sa citadelle de blocs légendaires, les fameuses pierres jaumâtres. C’est là qu’il faut aller, la nuit de Noël, pendant la messe, pour surprendre et dompter l’animal fantastique qui garde les trésors de la vieille Gaule. C’est là que les grosses pierres chantent et se trémoussent à l’heure solennelle de la naissance du Christ ; apparemment les antiques divinités étaient lasses de leur règne, puisqu’elles ont pris l’habitude de se réjouir de la venue du Messie, à moins que leur danse ne soit un frémissement de colère et leur chant un rugissement de malédiction. Les légendes se gardent bien d’être claires ; en s’expliquant, elles perdraient leur poésie.

Le tableau que je contemple est un des plus parfaits que j’aie rencontrés. Il m’avait frappée autrefois lorsque, visitant le vieux château, j’étais entrée dans cette chambre, alors inhabitée, autant que je puis m’en souvenir. Je ne me rappelle que la grande porte‐fenêtre vitrée, ouvrant sur un balcon vertigineux dont la rampe en fer laissait beaucoup à désirer. Je m’assure aujourd’hui qu’elle est solide et que l’épaisse dalle est à l’épreuve des stations que je me promets d’y faire. Y retrouverai‐je l’enchantement que j’éprouve aujourd’hui ? Cette beauté du pays n’est-elle pas due à l’éclat cuivré du soleil qui baisse dans une vapeur de pourpre, à l’entassement majestueux et comme tragique des nuées d’orage qui, après avoir jeté quelques gouttes de pluie dans le torrent altéré, se replient lourdes et menaçantes sur le mont Barlot ? Elles ont l’air de prononcer un refus implacable sur cette terre qui verdit encore un peu, et qui semble condamnée à ne boire que quand le soleil et le vent l’auront tout à fait desséchée ; entre ces strates plombées du ciel, les rayons du couchant se glissent en poussière d’or. Les arbres jaunis étincellent, puis s’éteignent peu à peu à mesure que l’ombre gagne ; une rangée de peupliers trempe encore ses cimes dans la chaude lumière et figure une rangée de cierges allumés qui expirent un par un sous le vent du soir. Là‐bas, dans la fraîche perspective des gorges, les berges des pâturages brillent comme l’émeraude, et les vaches sont en or bruni. Là‐haut, les pierres jaumâtres deviennent aussi noires que l’Érèbe, et on distingue leurs ébréchures sur l’horizon en feu. Tout près du précipice que je domine, des maisonnettes montrent discrètement leurs toits blonds à travers les rideaux de feuillage ; des travaux neufs de ponts et chaussées, toujours très pittoresques dans les pays accidentés, dissimulent leur blancheur un peu crue sous un reflet rosé, et projettent des ombres à la fois fermes et transparentes sur la coupure hardie des terrains. À la déclivité du ravin, sous le rocher très âpre qui porte le manoir, la terre végétale reparaît en zones étagées où se découpent de petits jardins enclos de haies et remplis de touffes de légumes d’un vert bleu. Tout cela est chatoyant de couleur, et tout cela se fond rapidement dans un demi‐crépuscule plein de langueur et de mollesse.

George Sand, Journal d’un voyageur pendant la guerre, Bibliothèque électronique du Québec, p.56–61.

Venue à Boussac de Saint‐Loup, George Sand prend un instant de repos dans l’une des chambres de « ce vieux manoir des seigneurs de Boussac, occupé aujourd’hui par la sous‐préfecture et la gendarmerie ». Elle profite du panorama qui s’offre à elle et en propose une description, poursuivant sa contemplation sous le coucher de soleil, pouvant même croire que « la nature des accidents terrestres a rendu ici la forme irréprochable », qu’« une main d’artiste a composé à loisir, avec ses matériaux cruels, un décor de scènes champêtres », insistant sur l’harmonie et la douceur des lignes, des reliefs…

Oui, décidément je crois que, de ce château haut perché, j’aurai sous les yeux, même dans les jours sombres, un spectacle inépuisable.

George Sand, Journal d’un voyageur pendant la guerre.