Le château de Montbrat…

George Sand | Jeanne (1844)

Le château de Montbrat que, soit par corruption, soit conservation de son nom véritable, les paysans appellent aussi la forteresse des Mille‐Bras, est une ruine imposante située sur une montagne. La ruine féodale est assise sur des fondations romaines, lesquelles prirent jadis la place d’une forteresse gauloise. Ce lieu a vu les combats formidables des Toullois Cambiovicenses contre Fabius. Je crois qu’on découvre encore par là aux environs quelques vestiges du camp romain et du mallus gaulois. Mais il faut voir ces choses respectables sur la foi des antiquaires, qui les voient eux‐mêmes, comme faisait le curé Alain, avec les yeux de la foi.

Léon Marsillat était riche. Il avait plusieurs propriétés autour de Boussac et entre autres un domaine ou métairie du côté de Lavaufranche, sur lequel se trouvait cette vaste ruine, qui ne donnait aucune valeur à la propriété dans un pays où la pierre de construction et la main d’œuvre sont à vil prix.

La métairie était située au bas de la montagne, et Jeanne, qui n’était jamais venue à Montbrat, ne remarqua pas le détour que lui fit faire son cavalier pour éviter cet endroit habité. Léon prit un sentier rapide et conduisit sa capture tout droit à ce castel, dont il ne regrettait pas l’antique splendeur, mais qu’il était cependant un peu vain de posséder. Son grand‐père le maçon, ayant acheté ce manoir où ses ancêtres n’avaient certes pas dominé le sentiment de parenté triste et jalouse qui, dans le cœur des nobles, s’attache aux vestiges de ces puissantes demeures, ne faisait point illusion au plébéien Marsillat. Et pourtant il prenait un secret plaisir plein d’ironie et de vengeance contre l’orgueil nobiliaire en général à se sentir châtelain tout comme un autre. Il eût volontiers écrit sur l’écusson brisé de sa forteresse, au rebours de certaines devises pieusement audacieuses : « Mon argent et mon droit.»

Quoiqu’il ne restât pas un corps de logis, pas une seule tour entière, le préau, encore entouré de grands pans de murailles plus ou moins échancrés, formait un enclos très bien fermé, grâce au soin que l’on avait eu de barrer le portail qui avait autrefois renfermé la herse, par de fortes traverses en bois brut, solidement cadenassées. Cet enclos servait aux métayers pour mettre au vert, durant les nuits d’été, leur jument avec sa suite, c’est-à-dire avec son poulain. L’herbe croissait haute et serrée dans cette cour battue jadis comme le sol d’une aire par les pas des hommes d’armes.

George Sand, Jeanne, Bibliothèque électronique du Québec, p.513–516.

Jeanne, suite aux manigances de madame de Charmois, l’épouse du sous‐préfet, décide de quitter le château où elle s’était mise au service de madame de Boussac. Marsillat, n’ayant pu la séduire mais espérant encore pouvoir la faire céder, la suit, de nuit, sur le chemin de Toulx‐Sainte‐Croix. Prétextant la maladie de sa tante, il invite Jeanne à l’accompagner dans son « château de Montbrat ».