Nous suivons des vallons…

Gaston Vuillier | En Limousin (paysages et récits) (1893)

Nous suivons des vallons encaissés veloutés de pâturages, les arbres sont noirs sous le ciel agité et les prairies d’une couleur d’émeraude intense : c’est d’un effet étrange et saisissant. A travers une déchirure des nues, quelques maisons se profilent un instant là‐haut, sur une cime. Puis nous nous enfonçons dans l’épaisseur des nuages, nous voguons dans une pâleur d’aube, et, ayant mis pied à terre, je ne vois plus ni la carriole, ni le conducteur. Plus haut les brumes, fouettées par un vent glacial, se déchirent et rampent en lambeaux par la lande, puis tout disparaît, nous allons comme à travers le crépuscule, et nous arrivons un peu à tâtons dans le village aux maisons closes apparu un instant.
Le village semble abandonné : aucune fumée ne sort des cheminées, aucun visage ne se montre à travers les vitres, aucun animal familier n’erre autour des maisons, de toutes parts le silence ; seules les brumes silencieuses passent devant les tristes façades comme de grandes écharpes funèbres et une girouette grince de temps à autre au souffle du vent. Elle est vraiment bizarre cette vieille girouette rouillée avec ses deux diables cornus qui dansent et se mettent brusquement à tourner au milieu du brouillard, dans ce village solitaire ! Nous sommes inquiets, car nous ne connaissons pas le chemin du saut de la Virolle. Nous cognons à toutes les portes : une figure rébarbative apparaît pourtant, qui se radoucit après quelques pourparlers.
Le cheval est enfin dételé, le voilà dans une grande remise jonchée d’une couche de fougère. Un enfant nous accompagne jusqu’aux bords de la Vézère. Nous traversons quelques prairies, nous dévalons à travers bois dans une rapide pente. Nous sommes maintenant abrités du vent, les nuages couronnent les hauteurs, et seul un brouillard transparent et léger voile les profondeurs. Le paysage est solitaire, sauvage, grandiose. Les grondements de la Vézère montent jusqu’à nous du fond de la vallée, les accents de la chute retentissent. Un sentier rapide, glissant, à peine tracé, nous jette brusquement sur un promontoire où je m’arrête épouvanté : un gouffre est devant moi, blanc d’écume et mugissant.
L’énorme masse d’eau de la Vézère, qui vient s’écrouler dans cet abîme, ébranle la roche sur laquelle je me trouve. Les colonnes d’embrun qui remontent en longues spirales du chaos écumant m’enveloppent. Debout sur ce promontoire comme au milieu d’une affreuse tourmente, indifférent à l’écume qui mouille mes vêtements, je demeure saisi par la grandeur de ce spectacle. Un jour très pâle éclaire vaguement la gorge ; le paysage, estompé par le brouillard, a des étrangetés d’apparition, et les flots sauvages arrivent toujours rapides et lourds pour s’engouffrer en tonnant dans l’abîme, et toujours, éternellement, comme d’une immense chaudière bouillonnante, l’embrun monte et monte encore en épaisse fumée.

Le saut de la Virole est une cascade naturelle où la Vézère se fraye un passage à travers les roches avant de se précipiter quelques mètres plus bas.

Cette richesse naturelle de la Corrèze n’a pas échappé à Gaston Vuillier qui la découvre à l’occasion de son ouvrage En Limousin, publié dans les colonnes du Tour du monde. Gaston Vuillier est alors à Treignac, par une journée de pluie. Il en profite pour visiter la ville et, lorsque vers midi le temps s’améliore quelque peu, il décide de prendre une carriole en direction de la Vézère et du « saut de la Virolle ».