Je quitte au jour tombant…

Gaston Vuillier | En Limousin (paysages et récits) (1893)

Je quitte au jour tombant cette ville ancienne [Beaulieu]; une diligence m’emporte, au bruit des grelots, aux cris du postillon. Je me dirige vers Argentat. La durée du trajet n’est pas bien grande : un peu plus de trois heures y suffisent ; la route, qui côtoie la Dordogne, est d’ailleurs ravissante.
On m’avait recommandé de faire le trajet de jour, mais quel charme elle a, cette nuit de septembre, douce et parfumée comme une nuit de mai !
Les nuées qui, dans la journée, avaient obscurci le ciel, ont disparu. Quelques brumes errantes voltigent au‐dessus des collines, près de la lune, et se frangent d’argent au passage. Au bord de la route, la rivière s’étale en immense nappe d’acier. Tantôt elle coule très lente, coupée par le reflet immobile des grands arbres silencieux qui bordent les rives, tantôt elle s’emplit d’un fourmillement lumineux comme si des milliers de perles pleuvaient à sa surface. Puis elle se prend à fuir rapide, étincelante, tandis que l’astre brillant semble s’émietter à travers la feuillée sombre.
On entre dans un village et la diligence s’arrête devant une auberge. Le postillon s’attarde, la somnolence m’envahit, je ne perçois qu’à peine des éclats de voix rude et des jurons. Puis le voyage se poursuit, les grelots m’assourdissent derechef, la voiture est reprise du même ronflement monotone. On côtoie de nouveau la rivière toujours belle qui s’enfuit dans l’ombre mystérieuse des collines où ses lueurs diamantées s’éteignent.
Voilà bien le voyage d’autrefois . Nous ne le connaissons plus guère à notre époque de vapeur. Quelle poésie elle avait, la diligence, aux heures de la nuit où les choses grandies se dressent vaguement dans l’inconnu !

Gaston Vuillier, « En Limousin », Le Tour du monde, n° 5, 4 février 1893, p.68.

Gaston Vuillier débute véritablement son voyage en Limousin par la petite ville gracieuse et originale qu’est Beaulieu‐sur‐Dordogne où il s’extasie devant la basilique et son portail d’une sauvage beauté ; de là, il se rend à Argentat, en diligence, de nuit, nous renvoyant évidemment aux toiles de Frits Thaulow, La Diligence mais surtout Soirée à Beaulieu.

Le confort et l’agrément de ce voyage contrastent fortement avec le déplacement qu’il entreprend ensuite, au départ d’Argentat, pour se rendre aux Tours de Merle :

J’ai trouvé ici, pour une excursion projetée, certaine carriole de louage sans capote et bien vieille. Je n’ai pas le choix, mais le cocher‐guide qui m’accompagne m’assure que tout est pour le mieux et je me résigne. […] La route monte toujours et nous approchons enfin d’un col car j’entends, vers la lande, les hurlements prolongés du vent ; la pluie commence à tomber. Bientôt les bouleaux qui bordent la route s’inclinent et se redressent sans trêve. Leurs ramures mouillées, pareilles à de grandes chevelures flottantes, nous cinglent au passage. Le conducteur, courbé sur son siège, ne cesse de fouailler sa bête. Nous fuyons en course folle à travers le plateau sablonneux sous la pluie qui fait rage. On n’entend plus que le roulement du véhicule sur la lande, les sifflements du vent, le bruissement des arbustes, le crépitement de la pluie. Toujours courbé sous l’orage, le conducteur, de temps à autre, se retourne à demi, et chaque fois un éclair semble passer dans son regard. Est‐ce un rire, est‐ce une souffrance qui contracte ainsi son visage ? « Hé ! de par le diable, satané cocher de l’enfer ! où me menez‐vous par cette tempête dans ce pays perdu, au bout du monde?…» Il ne répond pas et m’entraine dans une rapide descente. Le véhicule cabote à se briser par la route en lacets à tournants brusques. […] A ce train vertigineux nous arrivons bientôt au fond d’une étroite vallée, et j’aperçois la forteresse de Saint‐Geniès‐ô‐Merle.

Gaston Vuillier, « En Limousin », Le Tour du monde, n° 5, 4 février 1893, p.68–69.