Il est vrai…

Élie Berthet | Le Château de Montbrun (1847)

— Il est vrai, chevalier ; mais pour vous faire comprendre ce que j’exige, je dois vous dire à quel titre je tiens en ce moment le manoir de Lastours. Ce beau fief a passé dans ma famille du chef de mon épouse, dona Marguerite de Comborn, dame de Montbrun. Le dernier seigneur de Lastours, le baron Geoffroi, périt à la bataille de Poitiers, il y a quelque seize ou dix‐sept ans ; il laissait pour unique héritier en ligne directe un enfant de trois ans qu’on avait confié pour l’élever aux moines du Châlard ; c’est une abbaye située non loin d’ici, près de la ville de Saint‐Yrieix. Malheureusement le couvent fut pillé par les Anglais peu de temps après la bataille, et l’enfant disparut. Quoi qu’on ait pu dire, il a péri sans doute, car il y eut grand massacre des gens de l’abbaye et on n’a jamais eu de ses nouvelles. […] s’il en était ainsi mon droit ne serait pas douteux, et il n’aurait pas besoin de garantie… Le fief de Lastours, revenait, du chef de sa mère, à la damoiselle cousine germaine de l’enfant. C’est à titre de tutrice de ladite damoiselle Valérie que ma femme et moi, par suite, nous avons été mis en possession provisoire du domaine.
— Je ne suis pas un savant légiste ; cependant, à mon avis, le manoir en question est un dépôt laissé entre vos mains, et puisque le légitime héritier a disparu, vous devrez le restituer à votre pupille Valérie, le jour où elle le réclamera.
— Et voilà précisément où gît la difficulté, dit le baron d’un ton soucieux ; cette Valérie est une donzelle turbulente, parfaitement incapable de rester maîtresse d’elle-même et de défendre ses biens, dans les temps de troubles
où nous vivons…
— Je comprends, mais que faire à cela ? Le droit de votre nièce est clair, incontestable…
— Le droit, le droit ! répéta Montbrun avec humeur ; par l’âme de mon père (que Dieu le reçoive en son saint pardon), n’ai-je pas acquis aussi quelques droits sur Lastours ? Depuis près de quinze ans, je suis le gardien du château. Je l’ai défendu au péril de mon corps contre l’Anglais et le Français, contre les Bretons et les routiers. Depuis près de quinze ans, j’y entretiens de mes deniers une forte garnison de gens d’armes, et le fief en lui‐même ne rapporte rien… Enfin, pour couper court, messire, je ne suis pas disposé à perdre le fruit de si longs et de si nombreux sacrifices. Voici donc ce que je demanderais au souverain dont je consentirais à devenir le vassal ; la propriété du château de Lastours et dépendances me serait garantie à tout jamais, tant à moi qu’à mes héritiers… J’indemniserais la pupille de ma femme, à ma générosité.

Pendant cette conversation, les chevaliers avançaient toujours au petit pas de leurs chevaux. […] la marche du cortège était lente, car on montait en ce moment une côte assez raide sur les flancs de laquelle s’élevaient les constructions inhabitées du hameau de Montbrun.

Ces maisons étaient misérables, irrégulières ; la plupart menaçaient ruine et portaient des traces d’incendie. Des enclos, entourés de haies vives, s’étendaient derrière chacune d’elles et présentaient encore quelques restes de culture ; mais tous les habitants, hommes et femmes, enfants et vieillards, avaient cherché asile derrière les hautes murailles du château ; un silence de mort régnait dans l’unique rue du village.

[…]

Le sire de Cachamp parut enfin comprendre nettement de quelle nature étaient les exigences du baron de Montbrun. Il jeta sur lui un regard de mépris ; la rougeur de l’indignation colora son visage.

— Ainsi donc, messire, dit‐il avec chaleur, vous attendez d’un roi, d’un roi de France, de Charles cinquième, surnommé le Sage, qu’il vous autorise à dépouiller une orpheline de son héritage, qu’il vous garantisse la libre jouissance d’un domaine usurpé ? Par Notre‐Dame d’Auray ! est‐ce là agir et parler en chevalier?… Quant à moi, seigneur de Montbrun, retenez bien ceci : S’il y avait, ce qu’à Dieu ne plaise, un roi assez malheureux pour accepter vos conditions, je n’irais pas les lui proposer, s’agit-il de rallier à sa cause tous les barons d’Aquitaine et tous ceux d’Angleterre par‐dessus le marché.

Élie Berthet, Le Château de Montbrun, M. et P.-E. Charaire (Sceaux), 1875, p.20–21.

Alors qu’ils cheminent ensemble, le baron de Montbrun expose au sire de Cachamp ses vues sur le château de Lastours qui appartient à sa nièce, Valérie, dont il est le tuteur. Celle‐ci cependant ne cède guère à ses demandes et, au cours du dîner qui suit, prenant les gens de la cour de Montbrun à témoin et après s’être mise sous la protection du sire de Cachamp, Valérie ne manque de revenir sur l’odieux comportement de son oncle :

– Moi, Valérie de Lastours, j’accuse le baron Aymeric de Montbrun et son épouse, dona Marguerite, de retenir injustement mes domaines héréditaires, à savoir : le château de Lastours, avec ses terres et appartenances… j’accuse encore le châtelain et la châtelaine de Montbrun de me garder ici prisonnière ; je les accuse enfin d’avoir employé plus d’une fois les menaces et la violence pour me forcer à signer un acte d’abandon de tous mes droits sur les fiefs de ma famille…

Élie Berthet, Le Château de Montbrun, M. et P.-E. Charaire (Sceaux), 1875

Du fait de l’entêtement de sa nièce, le baron de Montbrun en est venu à conditionner son ralliement au roi de France ou au roi d’Angleterre à l’obtention de la pleine et entière propriété de ce château… Ce qui ne va pas sans froisser le caractère chevaleresque du sire de Cachamp.