Elle ne tarda pas…

Élie Berthet | Le Château de Montbrun (1847)

Elle ne tarda pas à atteindre un escalier raide, étroit, conduisant au sommet de la tour Blanche. Sans hésiter, elle se mit à le gravir dans une obscurité complète.
Valérie se trouvait déjà à moitié de son ascension, quand son oreille fût frappée par une musique suave venant d’en haut. Elle s’arrêta pour respirer et écouta. Le troubadour chantait au sommet de la tour. Sa voix pure, bien timbrée se mariait au son d’une harpe. On ne pouvait à cette distance entendre les paroles de sa chanson, mais l’air en était simple, doux, mélancolique. Cette harmonie s’exhalant au milieu d’un profond silence, au sein de ténèbres épaisses, avait un charme étrange, mystérieux, presque surnaturel. Valérie s’y fût abandonnée si les circonstances eussent été moins pressantes ; mais dominant ses impressions, elle continua de monter, et arriva bientôt à la plate‐forme.

On jouissait à cette élévation d’un coup‑d’œil magnifique. Le ciel était pur, l’air transparent et tiède ; la lune s’élevant lentement à l’horizon, projetait une lumière pâle sur les alentours. A cette clarté douteuse, on entrevoyait toute la plaine, entrecoupée de massifs d’arbres et bornée par les cônes arrondis des montagnes. Les eaux d’un étang voisin, qui alimentait les fossés du château, miroitaient au souffle de la brise nocturne. Le calme le plus profond régnait dans la campagne : le bruissement des insectes, qui se prolonge si tard pendant les nuits d’été, s’était assoupi. Les grenouilles des fossés s’étaient retirées au fond du marécage ; on entendait seulement par intervalles le cri solitaire d’un oiseau de nuit voltigeant autour des hautes tourelles.

Élie Berthet, Le Château de Montbrun, M. et P.-E. Charaire (Sceaux), 1875, p.41.

Ayant surpris le complot ourdi par son oncle et sa tante à l’encontre de Duguesclin, qui voyageait alors incognito sous le nom de sire de Cachamp mais qui a dû se démasquer au cours du dîner, Valérie charge le troubadour Gérald de Montagu d’avertir les routeurs menés par le capitaine Bonne‐Lance.

La lune ne favorisera guère Gérald lors de son « évasion » et les arbalétriers et les archers en sentinelle qu’elle peut observer, quelques instants après, à sa lueur, ne manqueront pas de viser le troubadour de leurs traits.

Au bout de quelques instants, elle s’avança vers le parapet et se pencha au‐dessus de l’abîme. De ce point élevé, son regard embrassait une partie du château de Montbrun avec ses larges remparts toujours encombrés de matériaux propres à écraser les assaillants en cas de siège, avec ses hautes murailles, ses guérites de pierre et sa luisante ceinture de fossés. Elle pouvait même, à la clarté de la lune, distinguer les arbalétriers et les archers en sentinelle ; leurs cris de veille, se répétant de proche en proche autour du manoir, montaient jusqu’à elle par intervalles, comme des gémissements.

Élie Berthet, Le Château de Montbrun, M. et P.-E. Charaire (Sceaux), 1875