Là, point d’eau dormante…

Delphine de Girardin | Lettres parisiennes (1843)

Là, point d’eau dormante et verdâtre qu’enferme la maçonnerie d’un bassin, point de jet d’eau périodique qu’on n’abandonne à sa furie que le premier dimanche du mois, mais un torrent que rien n’arrête, qui traverse un village et l’emmène, se chargeant lui‐même de transporter tous les meubles, les buffets, les tables, les chaises, comme une voiture de déménagement. Aimable torrent, les gens du pays qui possèdent des terres, des champs de blé, t’accusent ; ils blâment ton humeur vagabonde, ils te reprochent ton inconstance ; mais nous te défendons contre eux, nous ne redoutons pas ta colère ; dans notre belle solitude tu ne saurais rien dévaster ; rugis, mugis, bondis sans crainte, retourne ces noirs rochers, fais valser ces branches cassées, démolis tes ponts, jette ton écume dans l’air, fais‐toi méchant, fais‐toi terrible, joue ton drame, nous t’admirons ; ta démence est notre culture ; demain nous te devrons mille dégâts charmants ; notre parc fantastique que la nature seule a dessiné, compte sur toi pour tracer ses allées, diriger les travaux ; il se pare de tous les désastres ; il est semblable a ces forts illustres renversés dans un grand combat, à ces volcans déchirés par la lave, à ces fronts voilés de tristesse, flétris par de nobles chagrins, qui ont dû la gloire à des fléaux, et qui trouvent la beauté dans les ravages.

Madame de Girardin, Lettres parisiennes, Charpentier, 1843, p.234–235.

Dans cet extrait, Delphine de Girardin, opposant l’ordonnancement des jardins, potagers, fontaines et manoirs parisiens, présente le Verger, ce paisible cours d’eau que nous connaissons aujourd’hui, en un « torrent que rien n’arrête », à l’« humeur vagabonde»…