Quand tout le monde…

Alfred Assollant | François Bûchamor (1873)

Quand tout le monde fut assis, on regarda le dîner que la vieille Françoise, la servante de M. le maire, avait mis sur la table. Et vraiment, ce dîner valait la peine d’être regardé.
D’abord, il était à trois services, car M. Jean‐Baptiste n’était pas de ceux qui font les choses à moitié. Quand il invitait ses amis à dîner, on pouvait boire et manger pendant huit jours sans débrider.
Ce jour‐là, voilà ce qu’il nous donna :
D’abord, une bonne soupe de bœuf et de petit‐salé mêlés ensemble. Ça, c’était pour ouvrir l’appétit, si l’on avait eu besoin d’ouvrir une porte qui, dans nos montagnes, n’est jamais fermée. Quand on travaille ferme, on mange solidement.
Après la bonne soupe vint le bouilli, puis le pâté chaud avec une croûte fumante et dorée et des côtelettes de veau à l’intérieur ; c’est une chose dont les rois et les empereurs voudraient manger toujours. Les pâtés (car il y avait quatre plats de chaque espèce à cause du nombre des invités) furent avalés en un clin d’œil ; alors on apporta des truites accommodées au beurre et au persil, mais si finement que le père Trottebas, du Tay, ne pouvant s’en rassasier et n’en ayant peut‐être jamais mangé de sa vie, en dévora cinq en deux minutes et manqua de s’étrangler en avalant l’arrête de la sixième.
Voyant ça, et de peur d’accident M. Jean‐Baptiste fit remplir tous les verres et porta la santé de la République.
Alors on trinqua comme des braves, et si fortement, que le bruit des verres fut entendu à plus d’un quart de lieue. […]
Ensuite, on servit des longes de veau cuit au four, des gigots qui sortaient de la braisière, des rognons de veau rôtis à la broche, des salades de toute espèce, des pâtés de viande froide, des dindes en daube, des dindes rôties, des perdreaux, trois lièvres, deux en civet et un à la broche, deux petits cochons de lait farcis à l’intérieur, cinq pâtés de pommes, cinq pâtés de poires, cinq pâtés de prunes, et enfin une telle quantité de bonnes choses que tout le monde pensa qu’il serait impossible d’en manger plus que la moitié ce jour‐là.
Mais on se trompait, car M. le maire nous dit que ce qui ne serait pas mangé à dîner serait avalé à souper après la danse.

Alfred Assollant, François Bûchamor, Éditions Garnier, « Classiques populaires », 1978, p.136–137.

Après cinq années de combat, François Bûchamor, ainsi qu’une dizaine de ses compagnons d’armes originaires de Néoux, bénéficient d’une permission et peuvent alors retrouver les leurs. L’occasion pour le maire de rendre hommage à ces hommes du pays dont l’honneur rejaillit sur la commune entière, et de faire preuve de sa munificence.

C’est le 15 septembre 1797 que nous arrivâmes, à un quart de lieue d’ici, deux par deux, en rang, fiers comme des vainqueurs de l’Europe que nous étions ; car il n’y a pas à s’en dédire, nous avions vaincu l’Europe […]

Avant d’entrer dans le village, comme nous savions qu’on était averti de notre arrivée et qu’on avait envie de venir au‐devant de nous, nous fîmes un détour pour prendre un bain dans la Roseille, à une lieue au‐dessous de Pontcharaud, et pour tirer des sacs nos habits neufs, afin de faire honneur à la 26e demi‐brigade, dont auquel, comme disait le sergent Manoux, de Bourg‐Lastic, qui était un beau parleur et un orateur fini, nous avions celui d’être incorporés parmi. Quand nous fûmes séchés, brossés, astiqués et en état de nous montrer aux dames, nous reprîmes le chemin de Néoux, dont on voyait déjà le clocher. Vous me croirez si vous voulez, mes enfants : il n’yen a pas de plus beau dans l’univers. J’ai vu Saint‐Pierre de Rome, où notre saint‐père le pape va dire la messe deux fois par an, à Noël et à Pâques ; j’ai vu Notre‐Dame de Paris, où Napoléon se fit sacrer devant trente rois ou vice‐rois de sa fabrique, qui s’agenouillaient avec respect pendant que François Bûchamor, votre grand‐père, présentait les armes avec ses camarades et que toute l’Europe regardait ; j’ai vu le Kremlin de Moscou, le jour même où les Russes y mirent le feu pour ne pas nous le laisser ; mais rien, non, rien ne peut surpasser le vieux clocher que vous voyez d’ici. […] Mais qu’est-ce que j’aperçois tout à coup au détour du chemin ? Le père Bûchamor et la mère qui venaient au‐devant de moi en habits de fête, comme pour aller à la noce. Et derrière eux la moitié de la commune, les femmes et les enfants, et jusqu’aux chiens du village qui nous reconnaissaient et qui aboyaient de joie. Moi, voyant ça, je sors du rang, je laisse là Marien Combredeix qui marchait côte à côte avec moi, je prends mon élan avec mon sac sur le dos, et j’arrive à temps pour embrasser la mère, qui était si contente qu’elle ne pouvait pas parler, qu’elle pleurait, qu’elle riait et qu’elle paraissait près d’étouffer.

Alfred Assollant, François Bûchamor, Éditions Garnier, « Classiques populaires », 1978.

Nous pouvons supposer qu’Alfred Assollant n’avait pas dû lire le Docteur Herbeau de Jules Sandeau, publié une trentaine d’années auparavant…

Il n’entre ni dans nos goûts ni dans nos idées de donner le menu du dîner, de compter les plats, d’analyser les sauces, d’énumérer les cristaux et de décrire les fourchettes. Ces sortes de nomenclatures sont fort à la mode, mais reviennent de droit aux maîtres‑d’hôtel et aux commissaires‐priseurs.

Jules Sandeau, Le Docteur Herbeau, G. Charpentier, 1882, p.427.