Jean et moi…

Alfred Assollant | François Bûchamor (1873)

Jean et moi nous montâmes dans la tribune. C’est là qu’on mettait les jeunes gens à cause de l’escalier en bois qui n’avait plus que sept ou huit marches, le reste étant usé et pourri par le temps. Je me suis laissé dire que cet escalier avait été construit il y a plus de dix‐sept cents ans, en même temps que l’église, par le bienheureux saint Martial, premier évêque de Limoges. Mais que ce fût saint Martial ou un autre, les marches étaient si éloignées qu’on n’y pouvait monter qu’à la force du poignet, et que, pour arriver à la dernière, on risquait de tomber d’une hauteur de trente pieds et de se casser la tête sur le pavé.

[…]

Comme nous arrivions à nos places, je fus bien étonné. Le maire allait s’asseoir dans son banc, l’écharpe tricolore autour des reins, comme s’il avait eu quelqu’un à marier ou quelque publication à faire.

Mais ce qui m’étonna davantage encore, ce fut de voir le vieux Forez poser son tambour dans l’église, à côté de lui, comme s’il n’avait attendu que l’ordre de battre la charge et d’aller à l’ennemi. […]

Tout à coup, vers le milieu de la messe, le curé alla s’asseoir dans le chœur à sa place ordinaire, le maire fit un signe, et le vieux Forez se mit à battre un roulement à réveiller tous les morts. On se regardait en disant : Qu’est-ce que c’est ? Qu’y a‑t‐il ? Est‐ce que le feu est au village ? Enfin, le maire monta en chaire à la place même du curé.

Je le vois encore comme si j’y étais. Vous connaissez notre vieille église ? on n’y a pas changé une pierre depuis ce temps‐là, nous la remettrons à nos enfants comme nos pères nous l’ont laissée. A droite, au‐dessus de la chaire, le portrait de saint Martial, évêque, avec sa mitre et sa crosse.

Au fond de l’église, derrière l’autel, un portrait de Notre‐Seigneur Jésus‐Christ, mis en croix par les Juifs et les païens, et couronné d’une auréole : – celui‐là même que vous pouvez voir aujourd’hui, mais le temps a noirci l’auréole, de sorte qu’on croirait que pour mieux marquer l’indigne traitement que ces scélérats firent subir à Notre‐Seigneur, le peintre l’a représenté coiffé jusqu’aux oreilles d’un vieux chapeau défoncé par le haut et qui retombe sur ses yeux.

Tout était alors comme aujourd’hui. Nous avons de meilleures routes, de meilleurs chemins vicinaux, une mairie mieux construite, une maison d’école, deux ou trois fontaines de plus. L’église seule n’a pas changé, et cela vaut mieux ainsi. Quand je vois le vieux clocher au détour du chemin, trois fois plus haut que la cime des vieux chênes, je pense souvent que mon père, mon grand‐père et tous ceux de ma famille reposent à l’ombre de ce clocher, que je suis né tout auprès, que j’y reçus le baptême, que j’y ai travaillé, que j’y ai connu et aimé mon père, ma mère, ma femme, mes enfants, mes plus chers camarades, que je serai enterré quelque jour dans le cimetière qui est en face à côté des miens, et je sens que je n’ai pas besoin d’une église plus belle ou fraîchement recrépie comme la maison d’un riche propriétaire. J’aime le lierre qui grimpe le long de la muraille, et les corbeaux qui font leur nid tout en haut sous le toit.

[…]

Pendant ce temps, le maire lut tout haut le décret de l’Assemblée nationale. C’était celui qui déclarait la patrie en danger et qui appelait aux armes tous les citoyens, le même que Jean avait entendu à la foire de Crocq.

Quand la lecture fut terminée, Forez fit un second roulement, et le maire annonça qu’on allait faire les enrôlements sur la place, au sortir de l’église. Le curé acheva de dire la messe, et nous sortîmes tous.

Alfred Assollant, François Bûchamor, Éditions Garnier, « Classiques populaires », 1978, 40–42.

Si en ce début de décennie 1790 François Bûchamor déclare enfin sa volonté de se marier à ses parents, c’est aussi le moment qui voit la France révolutionnaire entrer en guerre. Ainsi, un dimanche, le cérémonial de la messe se voit quelque peu bousculé par le « tambour » et l’appel du maire de la commune à s’engager pour défendre la Révolution. L’occasion pour François Assollant de nous présenter longuement l’église de Néoux, et d’inscrire son récit dans une sorte d’intemporalité, de permanence des choses…

L’église de Néoux constitue un véritable repère à de multiples occasions du récit, notamment lors du premier retour au foyer de François Bûchamor après cinq ans de guerre.

L’aîné de la famille choisira de s’engager, pour son honneur, certes, mais surtout pour celui de son nom, de sa famille, bien que son frère puîné, Jean, se soit déjà engagé la veille lors de la foire de Crocq où la nouvelle de la guerre a suscité la vive réaction du maire et des citoyens :

Le maire se mit à chercher ses lunettes. On lui arrache la dépêche. On la lit tout haut. Voici ce qu’elle disait : Que la patrie est en danger et que tous les citoyens sont appelés aux armes ! Que les Prussiens ont passé le Rhin, qu’ils marchent sur Paris.

Tout le monde disait : Ah ! les gueux!. Qu’ils viennent donc ici. On les recevra à coups de fourche. Le maire va chercher son écharpe, fait venir le tambour de la commune, fait battre la générale, rassemble la garde nationale et le conseil municipal, affiche lui‐même le décret de l’Assemblée nationale, pose une planche sur deux tonneaux, une plume, de l’encre et du papier sur la planche. Tout ça a été fait en un quart d’heure. Pendant ce temps le tambour battait toujours la générale. […]

A la fin, quand il a vu que nous étions aussi serrés autour de lui que des épis de blé dans un champ, il a fait signe au tambour de s’arrêter, il a lu le décret de l’Assemblée, et il a dit qu’on allait inscrire les braves citoyens qui voulaient donner leur vie pour la patrie.

Alfred Assollant, François Bûchamor, Éditions Garnier, « Classiques populaires », 1978, 33.